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venue, complètement remise physiquement mais le moral atteint, il fallut que je prenne une
               décision…  Rester  là  et  m’y  perdre  définitivement,  ou  rentrer  à  Genève  et  trouver  des
               solutions à mon avenir qui, en Hollande, n’existait plus.
               Je décidai de rentrer à Genève ; Harry m’accompagna jusque devant le train à destination de
               la Suisse, voyage dont il ne me reste que quelques bribes embrumées. Juste avant mon départ,
               il appela Renée-Claude pour qu’elle me récupère à Genève. Je me sentais comme un colis
               devenu encombrant pour tout le monde. Malgré cette décision qui la mettait devant le fait
               accompli et dont la désinvolture aurait pu l’agacer, Renée-Claude, toujours éprise, ne protesta
               pas.
               Arrivée  à  Genève,  complètement  perdue,  déboussolée,  je  demandai  à  mon  amie  de
               m’emmener chez René ; étrange coïncidence des prénoms, c’était un ami complice de mille et
               une facéties d'adolescence, avec qui j’avais fait les quatre cents coups. Cet ami souffrait d’une
               schizophrénie plus ou moins latente qui s'était déclarée fulgurante après la faillite retentissante
               et mémorable de son établissement, le Mésoscaphe, bar-restaurant maudit des Pâquis, dont
               l’un des propriétaires précédents, champion d’Europe de boxe, avait assassiné de plusieurs
               coups de couteau sa femme dans les toilettes. René, ami de toujours, avait de tout temps mené
               une  vie  romanesque  agrémentée  de  la  folie  des  grandeurs.  Malgré  elle  Renée-Claude,  qui
               aurait  préféré  recueillir  chez  elle  son  étoile,  même  dépouillée  de  son  éclat,  réellement  et
               franchement  éteinte,  me  conduisit  chez  mon  ami  que  j’avais  toujours  considéré  comme  le
               frère que je n’avais jamais eu.
               Nous étions, René et moi, deux éclopés d'une vie déjà bien remplie. Nous fonctionnâmes un
               moment  étrangement,  à  contretemps  l’un  de  l’autre, dans  le  silence  :  quand  le  premier
               émergeait de sa nuit, l’autre allait se coucher.
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               Comme l’oiseau sur le fil, je savais bien que je serais forcée un jour de reprendre mon envol.
               En  attendant,  je  fis  quelques  allers  retours  entre  Genève  et  Paris,  où  je  rencontrais  J.L.,
               personnalité de la presse automobile qui répondait toujours invariablement présent, jusqu’à
               son décès le 4 décembre 2001. Même si je savais que plus rien ne serait comme avant, cet
               homme qui me couvait et me couvrait de merveilleuses attentions me permit de reprendre un
               tant soit peu goût à la vie.
               Un  beau  jour  de  printemps  ensoleillé,  comme  la  sève,  le  sang  des  arbres  qui  remonte  des
               racines au sommet redonne force aux feuilles, aux bourgeons et aux fleurs, requinquée, sans
               nouvelles de mon mari ni du Loup blanc, je décidai de me rendre en Savoie, accompagnée de
               Renée-Claude.
               Le trajet de Genève au Praz de Lys s'effectua dans un silence de mort. Dans cette région que
               j’aimais tant, tout au long de cette route que je connaissais par cœur, le soleil de printemps
               encore un peu timide réchauffait de ses rayons une nature qui reprenait ses droits. Les arbres
               de la plaine bourgeonnaient. En traversant St-Gy, je sentis mon cœur se briser furieusement ;
               comme  une  décharge  électrique,  quelques  images  hachées,  douloureuses  et  furtives  me
               traversèrent l'esprit. Depuis Taninges, la route de montagne qui grimpe jusqu'aux stations des
               portes du soleil offre au départ une vue magnifique sur la plaine. A mesure que l'ascension se
               poursuit, bordée de part et d'autre de sapins épars, elle se fait plus étroite. A flanc de route, les
               herbes folles et les buissons épineux commençaient à reverdir.
               Peu avant l'arrivée sur les lieux si porteurs de sens pour moi, lieux que j’avais su enchanter
               par ma présence et mon imagination féconde, les questions se bousculaient dans ma tête. Dans



               22  René vécut par la suite quelques mois chez moi, en 1992. Lors de crises, il lui arrivait de me menacer avec un
               couteau de boucher. Ne me reconnaissant plus, il me prenait régulièrement pour un démon, qu’il fallait détruire à
               tout prix. Il mourut en 1999 d’un cancer des poumons, attaché sur un lit d'hôpital dans des souffrances
               effroyables après moult internements en hôpital psychiatrique.

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