Page 110 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 110

j’avais  cru.  Jour  après  jour,  Fabien  se  mit  à  émailler  mon  quotidien  de  remarques
               dévalorisantes,  désobligeantes,  humiliantes,  utilisant  les  prétextes  les  plus  divers  pour  me
               rabaisser. Gêné aux entournures, voire franchement encombré par cette femme qu’il venait
               d’épouser  et  qui  n’allait  pas  se  contenter  de  vivre  dans  son  ombre,  réalisait-il  tardivement
               qu’il lui fallait entreprendre au plus vite une stratégie de sabotage psychologique propre à la
               fragiliser, à la faire douter d’elle pour mieux la dominer ? Il considérait probablement que ma
               forte  personnalité,  mon  tempérament  d’artiste,  de  star  de  cabaret,  de  battante,  que  j’avais
               conservés dans le fond comme dans la forme, risquaient de le discréditer en tant que notable
               envers sa clientèle et aux yeux des villageois.
               Mes  tenues plutôt  élégantes représentaient  souvent  un  motif  d’accrochage  entre nous  :  ses
               remarques  au  départ  discrètes  mais  insidieuses  devenaient  toujours  plus  incisives.  Tout  y
               passait :  mes  ongles  peints,  trop  longs,  trop  rouges  ou  trop  roses,  mon  maquillage  trop
               appuyé, ma chevelure trop abondante, trop longue… Un jour que je m’apprêtais à me rendre
               au marché du village et revêtais tout naturellement un manteau de vison puisque la saison s’y
               prêtait,  je  fus  surprise  quand  Fabien  me  lança :  « Tu  vas  au  marché  ou  à  l’opéra ? »  et
               m’intima d’un ton tonitruant d’aller me changer. Et moi, encore sous l’emprise de l’homme
               que j’aimais et admirais, comme une petite fille prise en faute, je m’exécutai sans discussion
               et  revins  débarrassée  de  ma  fourrure  et  de  mes  artifices  que  personnellement  je  trouvais
               pourtant discrets. Ne dit-on pas que l'amour fait perdre la raison ? Mais lui, comment pouvait-
               il avoir oublié qu’il s’était lié sans aucune contrainte, le plus volontairement du monde, à une
               femme  de  spectacle,  qui  plus  est  transsexuelle,  dont  l’apparence  féminine,  glamour,
               sophistiquée, avait représenté pour lui une conquête qu’il avait concrétisée après être venu à
               bout de mes résistances ?
               Plus les jours, les mois passaient, plus la guerre psychologique entamée par mon mari pour
               me désarçonner faisait rage, prenant plusieurs visages. Parfois, il arrivait que des objets de la
               vie  courante  disparaissent  mystérieusement,  ou  se  retrouvent  subrepticement  déplacés.  Et
               lorsque je m’en étonnais, m’insurgeant devant ces mystérieuses disparitions ou réapparitions,
               il me gratifiait invariablement du même commentaire : « Tu es folle, tu as rêvé, ma pauvre
               fille ! » Il me plongeait ainsi davantage dans le doute et l’incertitude…


               Renée-Claude, une rencontre qui comptera

               Les cheveux gris à la coupe ultra courte, le visage masculin légèrement buriné, Renée-Claude
               avait  depuis  belle  lurette  opté  pour  une  allure  garçonne.  Dans  la  rue,  les  commerces,  les
               établissements  publics,  au  vu  de  son  apparence  masculine,  les  gens  la  prenaient
               systématiquement pour un homme, méprise dont elle s’accommodait avec un sourire céleste.
               Elle était tout aussi satisfaite quand ceux qui la connaissaient l’appelaient respectueusement
               « Mademoiselle  Nicolas ».  Homosexuelle  depuis  toujours,  Renée-Claude  avait  clairement
               choisi son camp, sans faux-semblants ni embarras.
               Dès  le  premier  regard  que  posa  sur  moi  cette  créature  au  caractère  bien  trempé,  presque
               acariâtre,  elle  tomba  directement  sous  mon  charme.  Très  vite,  à  partir  de  nos  premières
               relations  amicales,  oubliant  mes  prénoms,  elle  me  surnomma  « Beauté ».  Renée-Claude
               s’était installée à St-Gy depuis le printemps, dans une très belle et vaste maison de trois étages
               avec parc et jardin, et c'est en juillet 1976 que nous fîmes connaissance. J’étais encore loin
               d’imaginer qu’elle allait à l’avenir m’accompagner, m’héberger, me réconforter, m’écouter,
               me choyer, tout  en se laissant tourmenter, houspiller, réprimander et  pire encore, tout cela
               dans l’amour absolu qu’elle me vouait.
               La  rencontre  fondatrice  de  notre  amitié  eut  lieu  chez  un  charpentier  du  village,  alors  que
               Fabien et moi vivions encore dans son cabinet de kinésithérapie, notre maison étant encore en
               pleins  travaux,  la  charpente  à  ciel  ouvert.  Cette  première  entrevue  avec  Renée-Claude  me

                                                                                                     110
   105   106   107   108   109   110   111   112   113   114   115