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j’avais cru. Jour après jour, Fabien se mit à émailler mon quotidien de remarques
dévalorisantes, désobligeantes, humiliantes, utilisant les prétextes les plus divers pour me
rabaisser. Gêné aux entournures, voire franchement encombré par cette femme qu’il venait
d’épouser et qui n’allait pas se contenter de vivre dans son ombre, réalisait-il tardivement
qu’il lui fallait entreprendre au plus vite une stratégie de sabotage psychologique propre à la
fragiliser, à la faire douter d’elle pour mieux la dominer ? Il considérait probablement que ma
forte personnalité, mon tempérament d’artiste, de star de cabaret, de battante, que j’avais
conservés dans le fond comme dans la forme, risquaient de le discréditer en tant que notable
envers sa clientèle et aux yeux des villageois.
Mes tenues plutôt élégantes représentaient souvent un motif d’accrochage entre nous : ses
remarques au départ discrètes mais insidieuses devenaient toujours plus incisives. Tout y
passait : mes ongles peints, trop longs, trop rouges ou trop roses, mon maquillage trop
appuyé, ma chevelure trop abondante, trop longue… Un jour que je m’apprêtais à me rendre
au marché du village et revêtais tout naturellement un manteau de vison puisque la saison s’y
prêtait, je fus surprise quand Fabien me lança : « Tu vas au marché ou à l’opéra ? » et
m’intima d’un ton tonitruant d’aller me changer. Et moi, encore sous l’emprise de l’homme
que j’aimais et admirais, comme une petite fille prise en faute, je m’exécutai sans discussion
et revins débarrassée de ma fourrure et de mes artifices que personnellement je trouvais
pourtant discrets. Ne dit-on pas que l'amour fait perdre la raison ? Mais lui, comment pouvait-
il avoir oublié qu’il s’était lié sans aucune contrainte, le plus volontairement du monde, à une
femme de spectacle, qui plus est transsexuelle, dont l’apparence féminine, glamour,
sophistiquée, avait représenté pour lui une conquête qu’il avait concrétisée après être venu à
bout de mes résistances ?
Plus les jours, les mois passaient, plus la guerre psychologique entamée par mon mari pour
me désarçonner faisait rage, prenant plusieurs visages. Parfois, il arrivait que des objets de la
vie courante disparaissent mystérieusement, ou se retrouvent subrepticement déplacés. Et
lorsque je m’en étonnais, m’insurgeant devant ces mystérieuses disparitions ou réapparitions,
il me gratifiait invariablement du même commentaire : « Tu es folle, tu as rêvé, ma pauvre
fille ! » Il me plongeait ainsi davantage dans le doute et l’incertitude…
Renée-Claude, une rencontre qui comptera
Les cheveux gris à la coupe ultra courte, le visage masculin légèrement buriné, Renée-Claude
avait depuis belle lurette opté pour une allure garçonne. Dans la rue, les commerces, les
établissements publics, au vu de son apparence masculine, les gens la prenaient
systématiquement pour un homme, méprise dont elle s’accommodait avec un sourire céleste.
Elle était tout aussi satisfaite quand ceux qui la connaissaient l’appelaient respectueusement
« Mademoiselle Nicolas ». Homosexuelle depuis toujours, Renée-Claude avait clairement
choisi son camp, sans faux-semblants ni embarras.
Dès le premier regard que posa sur moi cette créature au caractère bien trempé, presque
acariâtre, elle tomba directement sous mon charme. Très vite, à partir de nos premières
relations amicales, oubliant mes prénoms, elle me surnomma « Beauté ». Renée-Claude
s’était installée à St-Gy depuis le printemps, dans une très belle et vaste maison de trois étages
avec parc et jardin, et c'est en juillet 1976 que nous fîmes connaissance. J’étais encore loin
d’imaginer qu’elle allait à l’avenir m’accompagner, m’héberger, me réconforter, m’écouter,
me choyer, tout en se laissant tourmenter, houspiller, réprimander et pire encore, tout cela
dans l’amour absolu qu’elle me vouait.
La rencontre fondatrice de notre amitié eut lieu chez un charpentier du village, alors que
Fabien et moi vivions encore dans son cabinet de kinésithérapie, notre maison étant encore en
pleins travaux, la charpente à ciel ouvert. Cette première entrevue avec Renée-Claude me
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