Page 266 - 266687ILJ_CERVEAU_cs6_pc.indd
P. 266

NEURONAISSANCE
                  nous avons, en plusieurs dizaines de milliers d’années, développé
                  beaucoup de leviers pour notre vie mentale et notre vie physique,
                  ils ne sont qu’un modeste début. Nos sciences et techniques feraient
                  bien d’oublier leur arrogance rétrospective en faveur d’une humi‑
                  lité prospective, la seule qui leur permettra de sortir de leur petite
                  enfance actuelle.
                    Si nous agissons ainsi, nous donnerons un tel levier à notre
                  kinésphère et à notre noosphère  que  toutes nos réalisations
                  antérieures paraîtront futiles. Ce levier changera les sciences, les
                  arts, la politique, l’économie, toute discipline humaine en  réalité,
                  parce que toute discipline humaine est au moins neuronale ici‑
                  bas. Prenons l’exemple de l’écriture  : nos descendants seront
                    probablement frappés de la lenteur avec laquelle un humain écrit
                  un livre aujourd’hui, combien de caractères il peut taper, combien
                  de phrases, de mots, de concepts il peut associer, la limite pénible
                  de sa mémoire de travail, qui l’empêche de se souvenir exactement
                  de ce qu’il a écrit deux phrases en arrière et l’empêche d’avoir une
                  conscience totale de son ouvrage en marche, de la corrélation de
                  ses contenus.
                    Aujourd’hui, la meilleure interface cerveau‑ machine existante
                  permet à un patient atteint du locked‑ in syndrome de composer six
                  mots par minute en langue anglaise, mais elle est déjà en cours de
                                                                           1
                  dépassement. Il existe aussi une interface dite brain- to- text , basée
                  sur des modèles de corticotopie  inverse : on calibre une électrode
                                                 2
                  intracrânienne corticale pour l’enregistrement de l’activité collective
                  de certains neurones pendant qu’un patient lit un texte, puis on
                  essaye de convertir sa pensée du texte en mots. L’expérience n’a
                  pas permis jusque‑ là de formuler un texte fiable d’après pensée, ni
                  même de reproduire les textes prononcés avec suffisamment d’exac‑
                  titude pour qu’on puisse les reconnaître, mais les patients équipés



                    1.  Herff, C., Heger, D., de Pesters, A., Telaar, D., Brunner, P., Schalk, G. et Schultz,
                  T., « Brain‑ to‑ text : Decoding spoken phrases from phone representations in the brain »,
                  Frontiers in Neuroscience (2015), 9.
                    2.  La corticotopie est la cartographie fonctionnelle du cortex. Par exemple, la carto‑
                  graphie de nos aires somatosensorielles produit une carte, sur le cortex cérébral, où l’on
                  retrouve la langue, la bouche, le visage, etc. La corticotopie inverse consiste à relever
                  une activation dans une aire déjà cartographiée pour commander une machine : plus
                  besoin de prononcer une lettre, il suffit d’y penser pour qu’une machine entraînée la
                  reconnaisse.

                                                                               265








         266687ILJ_CERVEAU_cs6_pc.indd   265                                     02/09/2016   14:39:04
   261   262   263   264   265   266   267   268   269   270   271