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NEURONAISSANCE
nous avons, en plusieurs dizaines de milliers d’années, développé
beaucoup de leviers pour notre vie mentale et notre vie physique,
ils ne sont qu’un modeste début. Nos sciences et techniques feraient
bien d’oublier leur arrogance rétrospective en faveur d’une humi‑
lité prospective, la seule qui leur permettra de sortir de leur petite
enfance actuelle.
Si nous agissons ainsi, nous donnerons un tel levier à notre
kinésphère et à notre noosphère que toutes nos réalisations
antérieures paraîtront futiles. Ce levier changera les sciences, les
arts, la politique, l’économie, toute discipline humaine en réalité,
parce que toute discipline humaine est au moins neuronale ici‑
bas. Prenons l’exemple de l’écriture : nos descendants seront
probablement frappés de la lenteur avec laquelle un humain écrit
un livre aujourd’hui, combien de caractères il peut taper, combien
de phrases, de mots, de concepts il peut associer, la limite pénible
de sa mémoire de travail, qui l’empêche de se souvenir exactement
de ce qu’il a écrit deux phrases en arrière et l’empêche d’avoir une
conscience totale de son ouvrage en marche, de la corrélation de
ses contenus.
Aujourd’hui, la meilleure interface cerveau‑ machine existante
permet à un patient atteint du locked‑ in syndrome de composer six
mots par minute en langue anglaise, mais elle est déjà en cours de
1
dépassement. Il existe aussi une interface dite brain- to- text , basée
sur des modèles de corticotopie inverse : on calibre une électrode
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intracrânienne corticale pour l’enregistrement de l’activité collective
de certains neurones pendant qu’un patient lit un texte, puis on
essaye de convertir sa pensée du texte en mots. L’expérience n’a
pas permis jusque‑ là de formuler un texte fiable d’après pensée, ni
même de reproduire les textes prononcés avec suffisamment d’exac‑
titude pour qu’on puisse les reconnaître, mais les patients équipés
1. Herff, C., Heger, D., de Pesters, A., Telaar, D., Brunner, P., Schalk, G. et Schultz,
T., « Brain‑ to‑ text : Decoding spoken phrases from phone representations in the brain »,
Frontiers in Neuroscience (2015), 9.
2. La corticotopie est la cartographie fonctionnelle du cortex. Par exemple, la carto‑
graphie de nos aires somatosensorielles produit une carte, sur le cortex cérébral, où l’on
retrouve la langue, la bouche, le visage, etc. La corticotopie inverse consiste à relever
une activation dans une aire déjà cartographiée pour commander une machine : plus
besoin de prononcer une lettre, il suffit d’y penser pour qu’une machine entraînée la
reconnaisse.
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