Page 81 - le barrage de la gileppe
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L’exécution du lion fut confiée à un sculpteur animalier déjà célèbre, Félix-Antoine
Bouré, auquel la capitale devait d’admirables lions de pierre, au Parc notamment.
Pour réaliser son œuvre, il se mit à fréquenter assidûment une ménagerie qui
possédait les plus beaux carnassiers du monde. On le vit en observation durant des
heures, appuyé contre les barreaux de la cage : Tartarin sans la méridionale et
sympathique vanité...
Un jour, le roi des animaux, d’humeur ombrageuse, s’offusqua de l’inspection
prolongée dont il était l’objet. Il s’élança, griffes tendues, vers le pacifique chasseur
d’images qui battit en retraite. Pas assez prestement, car un pan de sa veste fut
arraché et mis en pièces par le redoutable seigneur encagé.
Bouré mit plus d’un an à tailler les pierres du lion qui furent juxtaposées dans un spacieux
atelier. Et le monument coûta au Trésor la modique somme de 33 000 F.
Ce n’était pas trop cher, même pour l’époque !
Un regrettable oubli
Lorsqu’ approcha la date de l’inauguration, les invitations furent envoyées par
l’Administration communale de Verviers à de nombreux personnages porteurs de titres
officiels ou de quartiers de noblesse. Ministres, hauts fonctionnaires de l’Etat, de la
Province et des communes, sénateurs et députés, notabilités du clergé, de la magistrature,
de l’armée, du corps enseignant, etc. ! On oublia Bouré.
Les bristols avaient été expédiés quelques semaines avant le « jour V » de la Gileppe,
et l’artiste constata avec amertume que personne n’avait songé à lui. Il s’en ouvrit au
ministre des Travaux publics qui écrivit dare-dare au bourgmestre Ortmans-Hauzeur.
L’impardonnable erreur fut réparée, mais seulement en partie. Félix-Antoine reçut une
prière d’assister à l’inauguration du barrage et aux diverses cérémonies officielles et
spectaculaires prévues, à l’exception du banquet. Les journaux qualifieraient aujourd’hui le
geste de muflerie...
Evidemment, le Nouvelliste s’empara de la bévue et l’occasion était trop belle pour ne
pas dénoncer, avec des mots vengeurs, ce manque d’égards dont l’administration de
M. Ortmans-Hauzeur s’était rendue coupable.
Le pauvre grand homme suivit le cortège. Au barrage, il fut très entouré. Mais il reprit,
seul, le train de Bruxelles, à 2 heures de l’après-midi.