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Olivier Barlet / Les six décennies des cinémas d’Afrique 242
6.1. L’intime ancré dans l’Histoire
6.1.1. Ancrage et hybridité
La baisse des moyens financiers et donc techniques est en tout cas géné-
rale, condamnant le grand cinéma de l'intuition. On voit ainsi Souleymane
Cissé s'égarer dans des productions numériques bien éloignées de la qualité
de son cinéma. Reste un cinéma de la sincérité qui sait exploiter ses failles
pour mieux exprimer ses inquiétudes et ses doutes. Ce cinéma passe par
l'intime. Ce n'est pas nouveau, mais ce qui s'affirme c'est la prise de liberté
intérieure. Cette individuation n’est pas un individualisme. Le « dire nous »
importe : l’individuel et le collectif se mêlent, se sont toujours mêlés. Plus
encore, au-delà de la famille, les destinées individuelles sont inséparables
de l’Histoire sociale et politique. « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé
sont condamnés à le répéter ». Il faut donc se nourrir du passé pour aller
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de l’avant. Car la quête de soi passe par un ancrage aussi bien qu’une hy-
bridité. C’est dans ce paradoxe que se nourrissent les films qui mettent en
abyme les histoires personnelles à la lumière de la grande Histoire. D’où le
grand nombre d’oeuvres de mémoire ou de souvenir. Ils font un travail de
mémoire mais vibrent dans le présent. Les souvenirs d’enfance des réalisa-
teurs (Mohamed Amin Benamraoui, Mehdi Charef, Rosine Mbakam,
etc.) fondent des films sensibles, débarrassés des haines politiques pour
mettre en valeur les relations de proximité.
L’Histoire contemporaine est tout aussi convoquée pour se penser soi-
même, à commencer par les conséquences et les séquelles des drames : le
génocide au Rwanda dans La Miséricorde de la jungle de Joël Karekezi,
les années terribles en Algérie dans Les Jours d’avant et En attendant les
hirondelles de Karim Moussaoui, etc. Les personnages ne sont pas des
victimes mais au contraire confrontés à des choix à prendre alors même
qu’au fond rampent la corruption, la soumission et l’oubli. Comme dans
Les Bienheureux de Sofia Djama, ressasser les drames ne fait rien avancer
: c’est dans l’intime et aujourd’hui que se situent les blocages qui en sont
issus, comment ils empêchent d’aimer et de s’aimer. A peine j’ouvre les
yeux de la Tunisienne Leyla Bouzid semble dire que c’est en pleine
conscience de ce qu’on a été, de ses compromis comme de son désir de vie,
qu’une société peut sortir de la dictature sans les illusions du prophétisme
révolutionnaire et ses inévitables déceptions. Lorsque le Marocain Hicham
Lasri tourne C’est eux les chiens… sur Majhoul, qui vient de passer 30 ans
dans les geôles marocaines pour avoir manifesté en 1981 durant les

