Page 251 - Livre2_NC
P. 251

Olivier Barlet / Les six décennies des cinémas d’Afrique     242

            6.1. L’intime ancré dans l’Histoire

          6.1.1. Ancrage et hybridité

            La baisse des moyens financiers et donc techniques est en tout cas géné-
          rale, condamnant le grand cinéma de l'intuition. On voit ainsi Souleymane
          Cissé s'égarer dans des productions numériques bien éloignées de la qualité
          de son cinéma. Reste un cinéma de la sincérité qui sait exploiter ses failles
          pour mieux exprimer ses inquiétudes et ses doutes. Ce cinéma passe par
          l'intime. Ce n'est pas nouveau, mais ce qui s'affirme c'est la prise de liberté
          intérieure. Cette individuation n’est pas un individualisme. Le « dire nous »
          importe : l’individuel et le collectif se mêlent, se sont toujours mêlés. Plus
          encore, au-delà de la famille, les destinées individuelles sont inséparables
         de l’Histoire sociale et politique. « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé
         sont condamnés à le répéter  ». Il faut donc se nourrir du passé pour aller
                                   12
          de l’avant. Car la quête de soi passe par un ancrage aussi bien qu’une hy-
          bridité. C’est dans ce paradoxe que se nourrissent les films qui mettent en
          abyme les histoires personnelles à la lumière de la grande Histoire. D’où le
         grand nombre d’oeuvres de mémoire ou de souvenir. Ils font un travail de
         mémoire mais vibrent dans le présent. Les souvenirs d’enfance des réalisa-
         teurs (Mohamed Amin Benamraoui, Mehdi Charef, Rosine Mbakam,
         etc.) fondent des films sensibles, débarrassés des haines politiques pour
         mettre en valeur les relations de proximité.

            L’Histoire contemporaine est tout aussi convoquée pour se penser soi-
         même, à commencer par les conséquences et les séquelles des drames : le
         génocide au Rwanda dans La Miséricorde de la jungle de Joël Karekezi,
         les années terribles en Algérie dans Les Jours d’avant et En attendant les
         hirondelles de Karim Moussaoui, etc. Les personnages ne sont pas des
         victimes mais au contraire confrontés à des choix à prendre alors même
         qu’au fond rampent la corruption, la soumission et l’oubli. Comme dans
         Les Bienheureux de Sofia Djama, ressasser les drames ne fait rien avancer
         : c’est dans l’intime et aujourd’hui que se situent les blocages qui en sont
         issus, comment ils empêchent d’aimer et de s’aimer. A peine j’ouvre les
         yeux  de  la Tunisienne  Leyla  Bouzid  semble dire que  c’est  en  pleine
         conscience de ce qu’on a été, de ses compromis comme de son désir de vie,
         qu’une société peut sortir de la dictature sans les illusions du prophétisme
         révolutionnaire et ses inévitables déceptions. Lorsque le Marocain Hicham
         Lasri tourne C’est eux les chiens… sur Majhoul, qui vient de passer 30 ans
         dans  les  geôles  marocaines  pour  avoir  manifesté  en  1981  durant  les
   246   247   248   249   250   251   252   253   254   255   256