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Roy Armes / Le cinéma colonial                                25
        être.  L'ambiguïté  pour nous  vient de  l'empathie avec les personnages qui
        transgressent, mais c'est une ambiguïté confortable, car nous savons qu'ils devront,
        au final, faire face aux conséquences de leurs actes.
        La différence essentielle entre le mélodrame égyptien et le film colonial, qu'il soit
        européen  ou  hollywoodien,  réside  dans  le  traitement  des personnages.  Dans  le
        cinéma égyptien, comme le démontre Ali Abu Shadi, les personnages « ne changent
        pas et ne grandissent pas émotionnellement, et les lignes entre le bien et le mal sont
        clairement délimitées. Il y a une ab- sence relative de volonté humaine, le destin
        déterminant l'issue des événe- ments  39   ». Ce point de vue est soutenu par Abbas
        Fadhil Ibrahim dans son analyse de trois mélodrames des années 1959-1960: « La
        fatalité, le destin et le hasard font et défont le bonheur et le malheur des personnages.
        Accidents, incidents et dérapages se multiplient, modifiant le cours de leur vie  ».
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                Selon Khayati, dans la culture arabo-musulmane, la soumission de l'individu est
        complète,  et  l'allégeance  de  la  communauté  à  Dieu  est  totale.  Toute  révolte contre  la
        communauté est une révolte contre Dieu. Et toute révolte contre Dieu est une atteinte à l'ordre
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        immuable du monde et, pour cette raison, mérite d'être punie  .
        Bien sûr,  tout  le contraire de l'idéologie occidentale qui  sous-  tend  les  films
        hollywoodiens et européens, coloniaux ou non, où l'hypothèse  clé  concernant les
        personnages est qu'ils sont des individus, capables de faire des choix comme base
        de l'action. Quels que soient les pressions ou les dangers, ces choix sont en fin de
        compte faits librement  par  l'individu,  et ne  peuvent être  imputés au milieu,  à
        l'éducation  familiale,  à l'hérédité, aux  pressions sociales  ou  économiques,  et
        certainement pas au destin.
        En revanche, le théâtre traditionnel égyptien est « un drame de la fatalité et des fins
        heureuses, un drame qui ne connaît pas l'angoisse du libre choix et qui fonctionne par
        blocs et jamais par nuances   42   ». Les différences idéologiques entre le mélodrame
        égyptien et hol- lywoodien se traduisent par un sens très différent de la temporalité et
        de la structure de l'intrigue. Sayed Saïd affirme que dans les mélodrames égyp-
        tiens, « le temps mesuré par le calendrier » est noyé dans « tout ce qui est lié au
        passé: les leçons, les significations, les valeurs, les traditions, les idées, les illusions,
        voire les mythes  ».
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