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Teshome H. Gabriel / Vers une théorie critique 379
dans la plupart des sociétés du tiers-monde. C'est donc précisément parce
que l'art graphique crée des symboles dans l'espace qu'il permet aux spec-
tateurs du tiers-monde d'entrer plus facilement en relation avec leurs films.
Dans le cas de la Chine, par exemple: « La qualité spirituelle atteinte dans les
peintures de paysages et de nature chinoises suprêmes est un sentiment d'har-
monie avec l'univers dans lequel la géographie psychique intérieure de l'artiste
et la réalité visuelle extérieure transcrite sont fusionnées par les coups de pin-
ceau en une nouvelle totalité qui... résonne avec le spectateur . Les photo-
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graphes et les cinéastes chinois contemporains ont tenté de créer une syntaxe
et des effets similaires pour que le peuple apprécie davantage leur art.
En plus, le film le plus inaccessible de la Phase III, le seul film
africain qui baisse un rideau devant un public occidental, et en même temps
un film très populaire et influent en Afrique, est Emitai (Le Dieu en colère).
Tourné dans l'espace social par le cinéaste sénégalais Sembène, le film ex-
plore la tension spirituelle et physique dans une communauté rurale. Pour
commencer, le film entraîne ses spectateurs dans l'histoire sans aucun gé-
nérique, pour que l'intégralité du générique soit fournie quelque vingt-cinq
minutes plus tard. Il est arrivé que des spectateurs quittent la salle de pro-
jection à ce moment-là, conditionnés à lire le générique comme signalant
la fin du film. Ce que Sembène a fourni avant le générique est essentielle-
ment la préface de l'histoire, comme un conte africain. En outre, la fin du
film, une heure et demie plus tard, est décevante, et ce, au moment où le
film est vraiment captivant, le film s'arrête tout simplement, ce que nous
entendons, c'est le staccato de sons de balles sur un écran devenu noir. Dans
ce film, le cinéaste nous oblige à oublier nos habitudes de spectateur et à
nous intéresser au film dans son contexte plutôt qu'à l'expérience, présentée
comme un ensemble artistique. Une leçon est ainsi tirée: il faut s'intéresser
au langage du « texte filmique » dans ses propres termes et non à la structure
squelettique et à la chronologie du film.
Le cinéma, depuis sa création, a séduit les spectateurs par sa mani-
pulation du temps, il se dilate, se contracte, se perd et se retrouve, se frag-
mente et se réassemble. Les multiples perspectives temporelles qui en
résultent ont conditionné l'appréciation du film comme pur divertissement.
Cet objectif est peut-être justifié dans une société dont les conditions de
stabilité permettent d'utiliser le support cinématographique uniquement
pour le divertissement. Le tiers monde, en revanche, est toujours engagé
dans une lutte désespérée pour son indépendance et son développement so-
ciopolitique et économique et ne peut se permettre de dissiper ses maigres
ressources et de rire de sa situation politique et historique actuelle.