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David Murphy / Les Africains filment l’Afrique               385

         se modifient mutuellement, et ce processus d'échange s'applique au cinéma
          (bien que dans l'ordre mondial actuel, l'occident reste la force dominante
          dans ce processus d'hybridation).
                 Je voudrais maintenant examiner de plus près les trois films en
          question, en commençant par deux films sénégalais : Xala de Sembène et
          Touki Bouki de Mambéty. Ces deux films constituent un point de départ
         très utile pour cette discussion, car ce sont tous deux des films qui dépei-
         gnent la société sénégalaise post-indépendance au début des années 1970.
          Cependant, les deux réalisateurs représentent leur pays de manière radica-
          lement différente. Xala est une attaque d'inspiration marxiste contre l'État
          néocolonial, et il a été salué comme un exemple classique du « troisième
          cinéma ». Touki Bouki, en revanche, est une méditation complexe et dérou-
          tante sur la culture, la modernité et l'aliénation, et il a été immédiatement
          salué par de nombreux critiques comme le premier véritable film d'avant-
          garde africain.
                 Xala  est essentiellement l'histoire  satirique  d'El  Hadji  Abdou
          Kader Bèye, un homme d'affaires qui vient d'accéder à la Chambre de
          Commerce de Dakar avec ses collègues sénégalais, en remplacement de
          leurs homologues français blancs. Ce même jour, El Hadji doit épouser sa
         troisième femme. En tant qu'homme d'affaires et musulman respectable, El
          Hadji semble avoir atteint le sommet de l'échelle sociale. Mais le désastre
          survient le soir de son mariage, lorsqu'il est frappé par la xala, la malédic-
          tion de l'impuissance. Son impuissance le conduit finalement à la ruine fi-
          nancière et à l'humiliation personnelle aux mains d'un groupe de mendiants
          qui s'avèrent être les responsables de la malédiction. Le symbolisme poli-
          tique est évident: la bourgeoisie néocoloniale est présentée comme une
          classe impuissante dont la chute sera provoquée par les indigents et les op-
         primés de leur société.
                 Une telle approche militante était louée par les critiques à l'apogée
         du troisième cinéma dans les années 1970  . Cependant, dans les années
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         sceptiques 1980 et 1990, le poststructuralisme, avec sa méfiance à l'égard
         des méta-narratifs totalisants (et le marxisme en premier lieu), était devenu
         le credo critique dominant. C'est ainsi que les films de Sembène ont été at-
         taqués par des critiques tels qu'Olivier Barlet et Kenneth Harrow, qui les
         caractérisent comme étant basés sur une série d'oppositions simplistes: L'in-
         sistance de Sembène sur la nature oppressive du régime colonial français
         dans ce film est interprétée par Harrow comme un exemple de l'adhésion
         de  Sembène  aux  règles du raisonnement  marxiste,  avec sa prétendue
         dépendance  aux  oppositions  simplistes  et  binaires.  Harrow  omet
         commodément  toute  référence  aux  nombreuses  scènes  dans  lesquelles
         Sembène
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