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David Murphy / Les Africains filment l’Afrique               389

          africain a fortement emprunté à la tradition orale  . Par exemple, Xala et
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          Touki Bouki reproduisent tous deux des éléments des contes traditionnels
          de « trickster » . Les récits archétypaux de « trickster » sont ceux concer-
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         nant Leuk-le-lièvre, l'ancêtre africain du personnage de « Brer Rabbit »
         dans les contes du Sud américain. En effet, le titre Touki Bouki, qui signifie
          « le voyage de l'hyène », évoque un autre personnage incontournable du
          conte de « trickster », l'hyène; dans la tradition populaire ouest-africaine,
          l'hyène, considérée comme un animal rusé, trompeur et auquel on ne peut
          faire confiance, joue le rôle souvent attribué au renard en occident. Comme
          dans ces contes traditionnels de « trickster », les protagonistes des deux
          films doivent relever un certain nombre de défis avec un prix à la clé. Dans
         Touki Bouki, Mory et Anta trompent un certain nombre de victimes infor-
         tunées, mais le prix de leur glorieux voyage en France est gâché par le chan-
         gement d'avis de dernière minute de Mory. Dans Xala, El Hadji devient la
         victime malheureuse, plutôt que l'auteur, de la tromperie et de la ruse, alors
         qu'on lui impose un certain nombre de tâches pour surmonter son impuis-
         sance. El Hadji, qui a trompé les gens sans ménagement par le passé, est
         contraint de subir le même sort que celui qu'il a réservé aux autres.


                 Cependant, l'exploration des liens du cinéma avec l'oralité néglige
         souvent le fait que le cinéma africain, tout en assurant une certaine conti-
         nuité avec des éléments de la tradition orale, constitue également une rup-
         ture majeure avec cette tradition. Le cinéma introduit littéralement une autre
         façon de voir et de représenter le monde aux histoires du griot, le gardien
         de la parole en Afrique : un film, avec son accent particulier sur la repré-
         sentation spatiale et temporelle, introduit des questions radicalement diffé-
         rentes aux performances orales d'un griot. La tradition orale informe le
         travail de réalisateurs africains tels que Sembène, Mambéty et Cissé, mais
         elle ne peut être citée comme le seul facteur déterminant dans la production
         de représentations cinématographiques africaines. Si des éléments d'oralité
         sont utilisés dans les films africains, ils doivent être adaptés au potentiel
         expressif du cinéma en tant que média. De même, il est faux de supposer
         que le public africain ne peut comprendre que les films qui fonctionnent
         dans les structures de leur propre tradition orale. Depuis des générations,
         les africains regardent des films de kung-fu et des mélodrames indiens, mais
         ils réagissent souvent à ces films comme s'ils assistaient à une performance
         orale (ils sautent, applaudissent, imitent les acteurs). La relation entre le
         spectateur de cinéma payant et un film, et la relation entre l'auditeur et le
         conteur, sont très différentes. Par exemple, les films ne peuvent pas engager
         un dialogue avec les membres du public comme cela se produit dans une
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