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David Murphy / Les Africains filment l’Afrique               391

         oppressive et corrompue? Certains critiques africains ont fustigé leurs ho-
          mologues occidentaux pour leurs « mauvaises lectures » de Yeelen, qu'ils
          considèrent comme le résultat de leur ignorance de la culture bambara  .
                                                                        16
                 Il est en effet salutaire que les critiques occidentaux, avec notre ten-
         dance à universaliser notre propre expérience, se voient rappeler la spéci-
         ficité culturelle des artefacts culturels africains. Cependant, en tant que
         critique occidental, j'ai le sentiment d'être en bonne compagnie en ne com-
         prenant pas toutes les complexités du Komo. Pour commencer, les africains
         autres que les Bambaras pourraient être un peu déconcertés à certains mo-
         ments du film. En fait, on ne peut pas s'attendre à ce que même les Bamba-
         ras comprennent tous les symboles à plusieurs niveaux du film, pour la
         simple raison que seuls quelques privilégiés sont censés connaître les sept
         niveaux du Komo. Dans ce contexte, on ne peut tout simplement pas pro-
         poser une interprétation africaine précise et « authentique » du film à la-
         quelle on pourrait opposer une version occidentale simpliste.
                 En fait, le film fournit suffisamment d'informations dans sa struc-
         ture narrative pour que les spectateurs puissent comprendre les éléments
         les plus importants de l'histoire. Par exemple, dans la scène présentant les
         rituels du Komo, la colère des anciens et leur peur de la perte potentielle de
         leur position privilégiée sont claires pour le spectateur moyen qui sait lire
         le film. Le film peut imiter les structures complexes de la mythologie bam-
         bara, mais sa narration cinématographique conserve plus que suffisamment
         de « lisibilité » en tant que film pour que le spectateur non initié puisse in-
         terpréter l'histoire de base.
                 Il n'est pas dans mon intention ici d'encourager les lectures « uni-
         versalistes » des films africains. Au contraire, je suis favorable à l'utilisation
         d'un cadre matérialiste culturel qui tente de situer un film dans son contexte
         culturel spécifique, et les critiques occidentaux devraient effectivement étu-
         dier les structures de la société bambara lorsqu'ils examinent Yeelen. Ce-
         pendant, je pense qu'il est essentiel de rejeter l'idée que seuls les africains
         peuvent interpréter « correctement » les textes africains. L'hypothèse de
         Christopher Miller (cité au début de cet article), selon laquelle il existe
         un point de vue africain authentique auquel le critique occidental devrait
         vainement aspirer, est fondamentalement erronée. Si l'on ne peut qu'accepter
         qu'un critique africain puisse très bien avoir un ensemble d'hypothèses dif-
         férentes de celles du critique occidental, il n'existe absolument aucun moyen
         d'établir l'existence d'un point de vue africain unique et unifié sur les ques-
         tions africaines. Le critique occidental fera toujours preuve d'un  certain
         degré d’« ethnocentrisme », et il faut en tenir compte dans l'évaluation de
         son travail, mais cela ne doit en aucun cas être utilisé pour disqualifier un
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