Page 530 - Livre2_NC
P. 530

Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   521

                 La mienne est une lutte des classes, c'est un fait de la vie pour moi,
          il n'y a aucune raison de le nier. Même quand je serai mort, je veux que
         tout le monde comprenne ce fait. (Applaudissements). Nous allons parler
         d'une question très importante: le rôle de l'artiste vivant parmi son peuple.
         L'orateur qui m'a présenté a abordé quelques points et idées clés. Avant de
         les reprendre, je voudrais d'abord vous faire part de quelques réflexions
         personnelles, et vous poser des questions, des questions qui s'adressent à
         vous comme à moi.
                 Tout d'abord, l'artiste n'est rien sans son peuple. Il n'y a pas d'art
         sans peuple. Je ne peux donc pas prétendre être un internationaliste si, tout
         d'abord, il m'est impossible de dire que j'appartiens à tel ou tel peuple, si
         je ne peux pas ressentir intensément et compatir à ses moments les plus
         dramatiques et les plus joyeux. C'est une opinion personnelle, mais je veux
         qu'elle soit comme une piqûre de rappel, ma prière quotidienne. En tant
         qu'artiste, qu'ai-je fait pour mon peuple?
         Je sais ce que le paysan a fait pour moi, ce que le boulanger, le maçon,
         l'électricien, le chauffeur de taxi, l'enseignant, etc. ont fait pour ma famille,
          ma femme, moi-même. En échange de leurs bienfaits et de leurs services,
         qu'ai-je à leur offrir?
                 Nous, les artistes, sommes souvent sollicités, gâtés, flattés et là c'est
         le côté spectacle. On dit souvent « Vous voyez celui-là? C'est un artiste ».
         Ils pensent que l'artiste est au-dessus de la mêlée, que rien ne peut l'affecter,
         mais laissez-moi vous dire qu'il est si facile de corrompre et de coopter un
         artiste, si facile. Nous pouvons être facilement avalés, traités comme des
         marionnettes suspendues à des ficelles. En un mot, c'est la tragédie du ci-
         néma africain, mais nous y reviendrons plus tard.
                 Un autre aspect de la question, le plus difficile à affronter, est le
         rôle de l'artiste parmi son peuple. Qui est cet homme qui est femme qui, du
         jour au lendemain, prétend défendre les masses et parler en leur nom? Sur
         quelle base et pourquoi? Pourquoi reconnaissons-nous en lui notre porte-
         parole, « notre bouche, nos oreilles, nos pieds? », comme le disait Césaire.
         A quel titre nous reconnaissons-nous dans cet homme ou cette femme et lui
         donnons-nous, pour ainsi dire, une procuration? C'est là que se situe la rup-
          ture entre l'artiste créateur et son public. Ce public se reconnaît en lui et lui
          donne sa confiance sans réserve, si bien qu'en fin de compte, personne ne le
          surveille plus, au contraire, les gens envahissent sa vie privée, ils le gâtent et
          le flattent, et profitent de sa gentillesse et de sa bienveillance; cela pourrait
          très bien m'arriver, et c'est pourquoi je dois parfois m'en prendre à certains
          de mes soi-disant admirateurs, qui pensent que je n'ai pas d'engagements,
          que ma journée n’est pas que de 24 heures, mais s’etalerait sur 72 heures!
   525   526   527   528   529   530   531   532   533   534   535