Page 534 - Livre2_NC
P. 534

Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   525

          dire que la politique culturelle de Sékou Touré n'a pas aidé les Guinéens,
          et par voie de conséquence tous les Africains, à retrouver une certaine di-
          gnité. Lorsque le pouvoir étatique s'empare de l'art, le saisit par les racines,
          pour ainsi dire, et entreprend de lui donner une forme quelconque, un tel
          État a les moyens de réussir. Mais l'artiste individuel, surtout le jeune ar-
          tiste, qui essaie par ses œuvres de toucher le plus grand nombre de per-
          sonnes possible tout en restant fidèle à son idée ou à son idéal de l'art, cet
          artiste individuel rencontrera nécessairement des mésaventures et des dif-
          ficultés.

                 Pour revenir au cinéma, disons que jusqu'en 1971, il y avait plu-
         sieurs formes de cinéma incarnant le mouvement culturel, d'une part, et le
         mouvement politique, d'autre part. En 1960, au moment de nos indépen-
         dances fictives, je ne savais pas comment faire des films, pas encore. Il se
         trouve qu'à travers mes fréquents voyages à l'intérieur de l'Afrique, et ma
         randonnée à pied de Dakar à Kinshasa, au Congo belge, je me suis retrouvé
         impliqué dans le mouvement politique de Lumumba. Pendant des mois, j'ai
         mené la lutte sur le front de la culture, tout en essayant de rester un artiste
         dans l'âme. C'était une contradiction, car pour les Congolais, l'indépen-
         dance réelle était la priorité, elle éclipsait tout le reste. Pour moi, l'essentiel
         était de documenter cette période par écrit. Le jour, j'étais donc absorbé
         par mes tâches, et la nuit, je débattais. C'est à cette époque, après la mort
         de Lumumba, que j'ai décidé d'apprendre à faire des films. Je venais d'avoir
         40 ans.
                 À l'époque, j'avais vingt ans de militantisme syndical à mon actif, que
         ce soit au Sénégal ou en France avec le Parti communiste. Je me suis donc
         retrouvé à Moscou pendant un an, pour apprendre le cinéma. Pendant cette
         année, j'ai réfléchi en privé sur le cinéma, mais toujours par rapport à ce que
         je considère comme la juste cause, c'est-à-dire l'idéal communiste. Deux ans
         plus tard, je suis rentré au Sénégal et j'ai commencé à faire des films. J'ai
         tourné Borom Sarret, j'ai fait un documentaire sur l'empire Songhay, expli-
         quant, à travers l'objectif de ma caméra, la chaîne des événements qui ont
         conduit à l'effondrement de ce grand empire ouest-africain. Pour ce film,
         je me suis heurté à Modibo Keita, qui nourrissait des motivations que je
         juge légitimes, mais que je ne cautionne pas. Dans la mesure où la chute
         de nos Etats, l'effritement de nos structures politiques, sont liés à l'impé-
         rialisme, quelle que soit sa forme, nous devons nous lever et le dénoncer.
         Si vous refusez de dire à votre ami qu'il ment, cela ne peut que signifier que
         vous n'êtes plus amis tous les deux. Celui qui hésite à dire la dure vérité à
         son ami doit se considérer comme son pire ennemi.
   529   530   531   532   533   534   535   536   537   538   539