Page 536 - Livre2_NC
P. 536

Samba Gadjigo & Jason Silverman / L’héritage de Sembène au FESPACO   527

          flexions, en particulier mes propres songeries, pour alimenter la réflexion.
         En fait, vous pouvez m'enrichir plus que je ne peux vous enrichir, car ce
         n'est qu'à travers vos critiques, vos propres réflexions, observations et ex-
         périences que je peux améliorer mon travail et aller au-delà de la simple
         représentation naturaliste de la façon dont nous agissons et nous compor-
         tons en société.
                 Pour revenir une fois de plus à la question du cinéma, il convient
          de noter que les cinéastes africains de la première et de la deuxième vague
         - nous sommes maintenant dans la troisième vague - s'engagent de plus en
         plus sur une voie dangereuse, et je voudrais attirer votre attention sur cette
         tendance alarmante. Le cinéma, notre art, est aussi une industrie. On ne
         peut pas faire un film sans financement. En Haute Volta, un film coûte en-
         viron 30 à 40 millions de CFA.5 Dans les sphères à fort volume de l'indus-
         trie étatique et des multinationales qui opèrent sur le continent, ce n'est pas
         un investissement coûteux, c'est un prix d'appel. En fait, 30 millions de CFA
         est une somme dérisoire, dans ce contexte. Il y a des films qui coûtent près
         d'un milliard de francs CFA  , et dans le cas de certains films, la campagne
                                  6
         publicitaire seule est budgétisée à plus d'un milliard de francs CFA. Pour-
         quoi ? Parce que pour vous donner à vous, le public, l'envie d'aller voir
         ces films, on fait de la publicité comme on fait du lubrifiant dans un tube
         de vaseline, pour qu'une fois assis dans la salle de cinéma, vous soyez sûr
         de prendre votre pied avec les images sur l'écran. Plus sérieusement, on
         constate aujourd'hui que le cinéma africain, à côté de ce qu'on appelle le
         troisième cinéma militant, se ramifie vers le cinéma commercial. Ce n'est
         pas un scoop, et je n'invente rien. Omar Bongo, oui Omar Albert-Bernard
         Bongo, le président du Gabon, est le premier à s'aventurer sur ce créneau.
         Récemment, il a fait tourner par ses cinéastes, avec l'aide de techniciens
         européens, un joli petit film  , techniquement irréprochable mais qui n'est
                                   7
         qu'une bouillie sentimentale éculée. Le public, au Sénégal et en Haute Volta,
         va l'adorer. Il va l'aimer parce qu'il est superficiel, sans substance, mais
         impeccablement tourné. C'est précisément le défaut tragique du cinéma :
         l'esthétique, la forme prime sur le contenu. Nous pouvons nous attendre à
         voir d'autres films comme celui de Bongo, car d'autres États ne manqueront
         pas de prendre le train en marche du cinéma de divertissement. Nous pré-
         férons que les cinéastes africains traduisent en images les préoccupations
         des masses, au lieu de se vendre à leurs gouvernements. Mais qu'y a-t-il à
         dire, vraiment, sur ces cinéastes ? Ne sommes-nous pas même en train de
         nous plaindre avec arrogance ? La vérité est que nous ne disposons d'au-
         cune mesure incitative ou dissuasive pour les orienter dans telle ou telle
         direction, et nous n'avons donc pas le droit de leur jeter la première pierre.
   531   532   533   534   535   536   537   538   539   540   541