Page 233 - LES FLEURS DE MA MEMOIRE ET SES JOURS INTRANQUILLES_Neat
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LE CHOIX DES TISSUS
C’était un réel plaisir de se rendre chez les fournisseurs de tissus « Haute-
Couture ». L’accueil était chaleureux et je me régalais devant toutes ces belles
matières. Cela devait être moins agréable pour eux qui nous recevait pourtant
avec grande courtoisie, à tel point qu’elle en abusait. Souvent les rendez-vous
duraient des heures interminables, et parfois elle s’amusait à reconstituer toute
leur collection, s’imaginant transposer l’imprimé d’un tissu sur une autre
matière, ou un tissu dans un autre coloris. Elle passait un temps inimaginable à
refaire virtuellement toute leurs collections sans jamais passer aucune
commande, ce qui finissait par agacer les fournisseurs avec tout ce temps
perdu. Parfois j’organisais les rendez-vous directement au studio, mais
connaissant les habitudes de mon employeur, j’estimais que de deux à trois
contacts dans la journée étaient suffisants, sachant qu’elle débarquait toujours
tard.
La maison de tissus italiens Taroni était représenté à Paris rue de la Paix,
près de la place Vendôme par le très chic et courtois Jean-Yves. Il s’était
présenté au studio avec ponctualité, à onze heures précises, mais il dut
attendre longuement l’arrivée de Madame. Elle passa toute la collection en
revue sans grand enthousiasme, puis exténuée et affamée, se fit servir son
déjeuner sur place. C’est Didier qui arriva, vêtue de sa livrée et gants d’un blanc
immaculé, il installa une table de bridge et y déposa un plateau en argent
massif, avec le déjeuner de Madame. Elle nous ignora et l’entama avec
satisfaction devant Jean-Yves debout et ébahi, insistant sur les effluves
qu’exhalaient son repas, sans qu’on puisse en profiter. J’étais confuse et désolée
pour Jean-Yves. Non seulement il avait perdu un temps précieux, mais j’étais
choquée tout autant que lui de cet indigne comportement. J’imaginais le
fournisseur déconcerté, d’autant plus qu’un concurrent n’ayant pas déjeuné
non plus, attendait depuis plus de deux heures qu’elle le reçoive. EN ce qui me
concernait, mon assistant s’était chargé de me faire livrer un déjeuner avant
que je ne tourne de l’œil à consommer sur le pouce entre les deux rendez-vous.
Plus tard, elle avait souhaité revoir la collection de tissus de la maison
Taroni. Je lui fixai un rendez-vous, et lui transmis, non sans me réjouir, ce que
Jean-Yves avait alors répondu. Parce que cette fois-ci il était hors de question
qu’il se dérangea au studio, il la recevrait dans ses bureaux, rue de la Paix, à
l’heure du déjeuner après s’être fait livrer quelques petits fours et canapés en
provenance du Ritz situé juste en face de son bureau. Elle parut confuse et ne fit
aucune remarque….
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