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réservée,  j’avalais  régulièrement  la  première  giclée,  au  risque  de  m’empoisonner  ou  de
               m’étrangler avant que l’extrémité du tuyau, bouché d’un doigt, ne soit introduite dans notre
               propre réservoir, beaucoup plus glouton, vu la taille de notre voiture, que celui d’une auto
               ordinaire.  Souvent,  nous  devions  piller  plusieurs  réservoirs  pour  satisfaire  seulement  d’un
               demi-plein la belle et gourmande Chevrolet de Monsieur. Cela nous permettait tout juste, les
               jours de disette, de rejoindre notre prochaine étape…
               Je venais  de décrocher un  contrat  mirobolant  à Biarritz, commune française située dans  le
               département des Pyrénées-Atlantiques et la région Aquitaine, à 50 km de la ville espagnole
               Saint-Sébastien. Dans l’effervescence et l’émulation suscitées par la perspective de ce contrat,
               accompagnée de mon ardent amoureux, chauffeur et homme de main, la voiture chargée à ras
               bord  de  tout  mon  matériel,  je  me  dirigeais  jusque-là  sans  encombre  vers  la  frontière  de
               Moillesulaz qui sépare Genève de la France. Près de là, devant nous, une file dense et sans fin
               roulait au pas d’homme, quand tout à coup nous fûmes bloqués par un bouchon. Quel gros
               gibier les douaniers et la police pistaient-ils ? La tension montait et la file se remit à avancer
               au ralenti. Lorsque nous arrivâmes enfin devant un douanier qui nous demanda nos papiers
               d’identité, quelle ne fut pas ma stupeur d’entendre, après une vérification, l’agent nous prier
               de nous garer sur la droite et d’attendre son retour ! Après quinze ou vingt minutes d’attente
               angoissante, le douanier revint et se dirigea directement vers Georges : « Monsieur, vous êtes
               inscrit  au  moniteur  de  police ; veuillez  descendre  de  la  voiture  et  me  suivre  ! »  Des
               discussions  sans  fin  s’engagèrent  pour  déboucher  sur  une  réalité  que  je  ressentis  comme
               pitoyable : Georges n’avait pas payé ses taxes militaires ni d’autres contributions publiques
               telles  que  des  arriérés  d’impôts.  Pas  moyen  de  transiger :  sa  désinvolture  lui  valait  d’être
               acculé, pris la main dans le sac, lui qui avait préféré dépenser son… notre argent au poker
               plutôt  que  de  payer  ses  dettes  administratives.    Ce  jour-là,  plus  d’échappatoire  possible.
               Chaque  passage  de  frontière  s’effectuait  de  toute  manière  les  nerfs  à  vif  et  tenait  du
               cauchemar. Les années-lumière qui séparaient mon apparence féminine des inscriptions d’état
               civil  figurant  sur  mon  passeport  donnaient  lieu  à  toutes  sortes  de  questions  intrusives  qui
               ravivaient la plaie des interrogatoires policiers et psychiatriques de mon adolescence.
               Laminée par les querelles, le manque d’argent, les coups de folie de l’un et de l’autre, notre
               relation d’écorchés vifs allait se disloquer, ce jour-là, en une spectaculaire explosion, devant
               des  témoins  assermentés,  et  d’autres  pékins  par  dizaines,  ravis  mais  quand  même  apeurés
               d’assister à cette scène de hurlements hystérico-psycho-dramatiques. Hors de moi, en larmes,
               je voyais déjà mon contrat annulé, cette prestation si importante pour mon avenir, sacrifiée à
               l’incurie  de  mon  compagnon.  Telle  une  diva  tragiquement  offensée,  au  paroxysme  de  la
               fureur, je hurlai : « Eh bien, prenez-le, faites-en ce que vous voulez ! Moi je ne veux plus en
               entendre parler ! » Menotté, Georges fut embarqué sur le champ. Restait maintenant à trouver
               un moyen d’arriver, avec armes et bagages, à destination. Après moult coups de téléphone, en
               fin de soirée, je réussis à dénicher l’oiseau rare qui put m'emmener à bon port.
               Parvenue à Biarritz contre vents et marées, le ventre noué, je fus engagée à la Caravelle, l'un
               des plus illustres cabarets de la Côte Atlantique, et logée par les propriétaires dans un petit
               appartement chic et cossu, avec une femme de ménage à disposition.
               Un  beau  matin,  on  sonna  à  la  porte.  Je  fus  frappée  de  stupeur  en  voyant  débarquer  mon
               Georges, provisoirement venu à bout de ses soucis institutionnels ! Un immense bouquet de
               roses rouges dans les bras, il venait crânement essayer de me reconquérir. Jouant le tout pour
               le tout, il me promettait de s’amender, me suppliant de le reprendre, d’oublier les turbulences
               qui, il le jurait, appartenaient à un passé révolu.
               Comme je nourrissais d’autres aspirations et n’avais toujours pas digéré son arrestation, je
               refusai tout de go son pardon, ses avances, ses promesses qu’il n’aurait certainement jamais
               tenues. C’est ainsi que se termina mon aventure amoureuse enflammée et chahutée avec mon



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