Page 9 - 6 Dictionnaire Généalogique Nakam_Neat
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En fait, le peu de Juifs que nous trouvons alors en Espagne y séjournent en clandestinité, cachant leur religion, ou bien ce sont des convertis
au christianisme, en majorité des éléments marginaux qui fuient les communautés pour se créer une nouvelle identité dans un nouvel endroit,
ou leur passé ne leur pèsera plus, plus quelques convertis par amour. La masse des Espagnols, même la masse plus éduquée et plus moderne
des villes, voit encore le Juif d’une façon stéréotypée, issue du Moyen-Age, alimentée par de célèbres voyageurs comme Badia y Lieblich
(alias Bey El Abbasi).
Pour nombre d’historiens espagnols, la guerre de 1860 entre l’Espagne et le Maroc, et l’occupation de Tétouan cette même année, est le
grand événement originaire du « reecuentro » entre les deux peuples et du changement d’attitude espagnol. Mais là aussi, il n’en est rien. Les
reportages et les ouvrages sur cette guerre étant aussi nombreux que populaires, les Espagnols sont exposés au récit, renouvelé à satiété, de
l’étonnante découverte de ces Juifs qui les accueillirent aux portes de Tétouan aux cris de « Viva la Reina » et « Viva Espana ». Mais la
présentation de ces Juifs dans les différents reportages est très ambiguë. Côte à côte, avec l’émotion ressentie à l’écoute de leur parler, un
parler qui semble faire irruption tout droit de l’Espagne moyenâgeuse, comme si le temps s’était figé pour eux, surgissent d’ancestraux
stéréotypes dans leur description. Il y a de très belles femmes, quoique la plupart aient des teints maladifs ; les hommes ont pour la plupart le
dos courbé et un nez d’aigle, et quant au moral, on ne peut s’y fier : fourbes, faux-jetons, menteurs, voleurs : des rapaces âpres au gain. En
comparaison, les Arabes font noble figure, fiers même dans la disgrâce.
Ce ne sont pas de telles descriptions qui inciteront un mouvement populaire espagnol de rapprochement vers ce peuple vu à la juderia de
Tétouan. En fait, cette rencontre physique de 1860-1862 a très peu d’impact, et ce n’est pas elle qui apportera de l’eau au moulin des
politiciens libéraux : ce n’est pas de ces Juifs-là qu’ils avaient rêvé. Il faudra attendre encore quelques dizaines d’années pour que des
rencontres fortuites d’Espagnols avec des Juifs balkaniques rouvrent la question, du côté de l’Espagne.
Quant aux communautés juives du Nord du Maroc, malgré leur hispanicité de fait, malgré leur soi-disant enthousiasme pour l’Espagne (qui
en fait n’est attesté que par des sources espagnoles, et non par des sources hébraïques internes), elles s’ouvriront ces mêmes années à une
autre culture européenne, la française, et ce grâce à l’œuvre d’une organisation d’entraide juive née à Paris, l’Alliance Israélite Universelle,
qui crée en 1862, à Tétouan, une école moderne, la première de ce qui sera bientôt un immense réseau scolaire. Les conséquences de la
création de l’école (et de ses consœurs à Tanger, Elksar et Larache, ouvertes toutes dans les années 60-70) seront énormes :
Des tendances modératrices envahissent toutes les couches sociales des dites communautés, qui deviennent les plus émigrantes de tout le
Maroc, ses membres aspirant à de meilleures conditions de vie.
Le français pénètre la « haketia » parlée dans la région, et surtout devient la langue porteuse de culture par excellence, celle dans laquelle
arrivent la pensée moderne ainsi que les classiques, la langue de la littérature apprise dès le jeune âge, celle que l’on utilise pour citer un vers
dans de grandes occasions. Les Juifs commencent à considérer leur langue, la « haketia », comme plus vulgaire, comme tout juste bonne à
garder la mémoire de dictons et de proverbes populaires, et ce malgré le processus de ré-hispanisation qui l’a déjà atteint. L’Alliance
Israélite Universelle est arrivée à point. Son œuvre éducatrice assouvit une grande soif de connaissance de cette culture européenne que l’on
admire en la devinant à peine, vue à travers la puissance économique et industrielle présente déjà au Maroc. Avec les écoles de l’Alliance,
cette culture européenne recevra obligatoirement un prisme français. Occasion ratée donc pour l’Espagne de faire œuvre durable de
rapprochement, de rapatriement culturel de ces Juifs hispanophones. Même quand l’Espagne assumera le Protectorat du Nord du Maroc, de
1912 à 1956, elle n’arrivera pas à supplanter l’Alliance, ni à déraciner ses influences franciscaines.
Mais revenons au 19ème siècle et aux Balkans. En 1880, un Espagnol, le docteur Angel Pulido, qui plus tard sera député aux « Cortes » (le
Parlement espagnol) puis sénateur, fait la rencontre sur le Danube d’un couple de séfarades. Une conversion s’engage et Pulido en sort
émerveillé. Il rendra compte de cette rencontre dans des journaux espagnols. Mais c’est un deuxième voyage, en 1903, alors qu’il est déjà
entré en politique, qui l’incitera à faire campagne pour que l’Espagne se décide à œuvrer dans les communautés hispanophones levantines.
Cela devient l’œuvre de sa vie, du moins de la fin de sa vie. Il a été appelé – à tort ou à raison – l’apôtre du philo-séfardisme. Cependant, s’il
est hors de doute qu’il concevait le rapprochement avec les séfarades comme une sorte d’absolution de l’expulsion de 1492, qui était pour lui
une tache noire dans le passé espagnol, il y voyait aussi un intérêt primordial pour la diplomatie espagnole, pour la politique internationale
espagnole. Dans un pamphlet publié en 1923, il résume ainsi les grandes lignes de son « programme hispano-hébraïque »
-Réconciliation spirituelle entre les deux peuples l’Espagne et Séfarade)
-Préservation et purification de la langue castillane dans la diaspora séfarade (le judéo-espagnol n’étant pour lui qu’un dialecte dégénéré)
-Etablissement de liens sérieux et fertiles entre les marchés d’Afrique et du Levant et les centres industriels de l’Espagne.
Pulido déclara ailleurs que le principal but des associations hispano-hébraïques (qui s’étaient entre-temps créées au Maroc, et essaimaient
ailleurs aussi) devait être le rapprochement – jusqu’à l’union – des deux peuples. A cette fin, il commença par publier des lettres et des textes
que lui envoyaient des séfarades à travers le monde, pour sensibiliser l’opinion publique, et fit campagne aux Cortes pour y introduire la
reconnaissance des séfarades comme espagnols par la classe politique espagnole.
Après la création des associations hispano-hébraïques, il fut au berceau de la création, à Madrid, d’une « maison Internationale » des
séfarades et contribua largement à la « Revista de la Raza », la revue qui tint lieu en Espagne d’organe non-officiel des philo séfarades
espagnols. Multipliant les interventions et les demandes auprès d’hommes politiques, il arriva dans ses efforts jusqu’au roi pour que l’action
culturelle et économique auprès des séfarades soit approfondie. Si Pulido réussit à sensibiliser une partie de l’opinion espagnole, il trouva
aussi des adversaires qui attaquèrent l’idée même que les séfarades étaient, au 20ème siècle, des « fils » légitimes de l’Espagne, ni même ses
alliés naturels sur la scène internationale. En fait, il n’arriva pas à intensifier l’aide culturelle espagnole aux communautés juives balkaniques,
et les liens commerciaux prônés par lui ne prirent aucune ampleur non plus, malgré les commissions envoyées étudier la question sur place
dans les années vingt. Sa grande réussite reste donc dans le domaine de la prise de conscience : il introduisit le « fait séfarade », l’existence
des communautés séfarades hispanophones, dans l’ordre du jour espagnol. Sans son action, et celle du groupe de philo séfarades qui
l’entouraient et le secondaient, il est difficile de comprendre certaines initiatives politiques espagnoles vis-à-vis des séfarades. La plus
importante de ces initiatives est le décret de 1924 permettant aux Juifs séfarades, une fois prouvée leur descendance d’expulsés d’Espagne,
d’accéder à la nationalité espagnole. Le décret prévoyait, comme date ultime de demande de nationalité, l’année 1930. En fait, jusqu’à cette
date, rares furent les demandes, et ce pour plusieurs raisons : Le décret ne reçut pas de grande publicité de la part des diplomates espagnols au
Levant et ailleurs, et nombreux furent les Juifs qui n’en surent rien. Les Juifs séfarades voulant lier leur avenir à l’Espagne ne faisaient pas
foule. Le souvenir de l’expulsion était pour eux très vivant, et constituait, comme nous l’avons vu, une des bases de leur identité et de leur
culture. Cette culture était hispanique, reliée au monde culturel espagnol, principalement à travers l’Expulsion, et donc avait d’importants
traits intrinsèques antagonistes à l’Espagne, vue comme un archétype du mal. Qui plus est, l’Espagne de cette première moitié du 20ème
siècle, n’offrait pas une image bien alléchante. Les Juifs, éduqués aux écoles de l’AIU, ne pouvaient manquer de faire la comparaison avec la
France, au détriment de l’Espagne.