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Odile Goerg / La génération des indépendances                155

          Le cinéma africain ne s’épanouira qu’après les indépendances.
          la censure au temps des luttes anticoloniales
                 Face aux images défilant à l’écran, les spectateurs manifestent leur
         plaisir mais la parole qui surgit peut aussi mettre à mal la domination colo-
         niale alors que la liberté d’expression est encore muselée dans les espaces
         publics au sortir de la guerre. Dans les salles, les spectateurs se sentent pro-
          tégés. Ainsi, à la réplique « Ça vous dégoûte d’être Français » du film Pe-
          loton d'exécution (André Berthomieu, 1945), le public du Rex, à Dakar,
         réagit vivement :  « Ces paroles ont été vivement applaudies par la majorité
         du public africain. Des ordres ont été donnés pour que le passage en ques-
          tion soit coupé en vue des présentations ultérieures » .
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                 La censure n’avait manifestement pas anticipé cette réaction, mais
         la police n’est jamais bien loin. Des informateurs rédigent leur rapport quo-
          tidien, décrivant l’atmosphère et les remarques du public. L’obscurité des
          vastes salles, de plusieurs centaines de places, voire un millier comme au
          Rex, et l’anonymat relatif, facilitent l’expression individuelle ou collective :
          commentaires, tapage, cris de joie, sifflets, bagarres, raclements des chaises,
         jets de projectiles… La surveillance des salles n’enlève rien au sentiment
         d’impunité qui prévaut. Les indicateurs sont à l’affût des scènes qui susci-
         tent des réactions : nudité, gestes amoureux mais aussi discours politiques,
         comportements ou répliques racistes. Ce phénomène n’est pas propre à la
         situation coloniale, mais les restrictions pesant sur la liberté d’expression,
         la cascade de mépris et la rareté des endroits de rassemblement font des ci-
         némas des lieux favorables à l’exubérance, joyeuse ou critique.
                 La surveillance est d’autant plus active que les premiers meetings
          politiques sont organisés dans les cinémas. Cette pratique, attestée partout,
          rend floue la limite entre séance de détente et moment militant. On peut
          noter un lien entre les partis progressistes et les cinémas populaires : à Cona-
          kry, le Vox et le Rialto hébergent des réunions de la SFIO socialiste et du
          RDA dès 1946, alors que le Triomphe, plus chic, accueille le RPF gaulliste
          en 1951. Joue aussi la personnalité des propriétaires : dès l’entre-deux-
          guerres, à Dakar, Maurice Jacquin, fondateur de la COMACICO et mem-
         bre actif de la SFIO de 1936 à 1939, prête le Rialto à son parti.
         En Guinée, Jacques Demarchelier, sympathisant du RDA, lui propose sa
         salle à Labé dès 1947 . En Côte d’Ivoire, à Gagnoa, des concurrents utili-
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          sent cet argument, en 1950, contre Yacouba Sylla, soutien du RDA. Le
         même usage des  cinémas  comme lieux de meeting  est  indiqué pour  le
         Ghana.
                 Pour éviter les interdictions a posteriori, les commissions de cen-
         sure doivent débusquer, parmi les films déjà censurés en métropole, ce qui
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