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Odile Goerg / La génération des indépendances                161

         1954] où, pour la défense de l’accusé, il est dit que “ce n’est tout de même
         pas un Nègre qui vient de violer une de vos filles” ». 70
          Ces remarques violentes suscitent un vif brouhaha. Habituelles dans le mi-
         lieu des colons, elles sont inacceptables dans les années 1950. Il en va de
         même pour toute attaque contre l’islam mais les réactions diffèrent selon
         les colonies d’autant que grandit la peur que des films non censurés arrivent
         jusqu’aux écrans car les modes de circulation se diversifient. Ainsi l’admi-
         nistrateur de Kankan, deuxième ville de Guinée, s’inquiète de ce que Je
         suis un nègre (1949), film américain exposant le racisme dont est victime
         un soldat noir durant la guerre du Pacifique, interdit au Sénégal, soit projeté
         dans sa ville, en provenance du Mali . De même, au Niger, les films arri-
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          vent à Zinder avant de passer par Niamey or, les administrateurs ou la police
         sont démunis pour en assurer le contrôle.
                 Au final, l’administration, tout en assurant un certain contrôle, est
         consciente du rôle de soupape de sécurité joué par le cinéma : on ne peut
         priver les spectateurs, surtout les jeunes, de ce divertissement, échappatoire
          dans le contexte colonial et exutoire de leur trop-plein d’énergie. Essayons
         d’évaluer  le poids  de  la  censure, malgré la discontinuité des  sources.
         Comme au Ghana, le nombre de films interdits s’avère marginal : au Togo,
         en plus d’un an, « l’exploitation de 545 films a été autorisée et 22 [soit 4 %
         environ] ont été interdits. Un certain nombre de coupures ont été pres-
         crites » . De même, en AOF, en quinze mois (1955-1956), la commission
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          fédérale interdit environ 4 % des films examinés. Au Congo belge, de 1949
          à 1958, la commission de contrôle de Léopoldville censure environ 13 %
          des films destinés au public congolais, soit 5 % de coupes et 8 % d’inter-
          dictions .
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                 La question n’est pas tant le nombre, effectif, de films interdits que
         l’idée répandue que l’administration exerce une politique arbitraire, dans
         ce domaine comme ailleurs, et prive les colonisés de l’accès aux films. Par-
         tout, le contrôle cinématographique doit compter avec des acteurs locaux
         aux objectifs contradictoires, sans oublier la pression des importateurs. Or
         les images médiatisent de plus en plus la contestation et servent de révéla-
         teur aux tensions sous-jacentes de la société.

         Forger la nation, former la jeunesse

                 Au-delà de la métaphore des « grands enfants », les discours ren-
         voient à des préoccupations bien réelles qu’expriment également les élites
         politiques, inquiètes de l’impact du cinéma sur les jeunes, fraction impor-
         tante du public, surtout au masculin. Le chercheur Manthia Diawara, le
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