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Sada Niang / La FEPACI et son héritage 213
écrit de longues citations philosophiques et littéraires sur les murs des bâ-
timents, et perturbe plus d'un passant. En fait, à la fin de l'année 1963, Sem-
bène et Thiam avaient délimité les frontières sémiotiques de ce personnage.
Leurs descriptions de ses expériences d'après-guerre, leur interprétation de
sa performance linguistique en français, de ses costumes, jusqu'à sa dé-
marche très agitée, inspireront les films sur cette question pour les années
à venir. Tasuma (2004) de Daniel Kollo Sanou, par exemple, pourrait être
lu comme une version révisée de Borom Sarret ou un Sarzan beaucoup plus
mature et socialisé. En 1964, Sembène a encore affiné le personnage dans
l'adaptation à l'écran de sa nouvelle Vehi Ciosane. Ici, la maladie mentale
53 est toujours le lot du fantassin sénégalais, la bouffonnerie l'accable, mais
il reste sensible à la détresse d'une mère accablée par la honte et incapable
de « redresser la calebasse ».
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Les années 1965 à 1968 sont cruciales dans la définition de l'esthé-
tique du cinéma nationaliste africain. Elles seront également déterminantes
dans les résolutions adoptées par la suite en tant que Charte de la FEPACI
six ans plus tard. En 1968, l'année où les étudiants et les travailleurs mon-
trent des signes de désillusion et manifestent largement contre l'État-nation,
deux cinéastes présentent deux lectures différentes et concurrentes de l'ex-
périence coloniale. Dans Mandabi de Sembène, le colonialisme apparaît
comme une ère d'exclusion, de tromperie et d'usurpation. Dans le même
temps, Contras'City de Djibril Diop, le colonialisme est décrit comme une
occasion de découvrir l'autre, de s'enrichir de ses savoir-faire, de ses « ha-
bitudes étranges », des intonations ludiques de sa langue et de ses manies
refoulées. Pour ces derniers, la présence de l'autre offre un espace pour
construire ses rêves, pour explorer son imaginaire et ses possibilités créa-
tives au-delà des limites étroites de son groupe. Contras'City rejette toute
attitude manichéiste et met en scène une voix off en français imitant le « titi
parisien » pour guider une touriste française dans les rues et autres sites de
Dakar. Mandabi, quant à lui, situe son action dans les ruelles sablonneuses
de la médina, avec des hommes et des femmes qui conversent, se défient,
se battent et se saluent en wolof. Les costumes sont bien étudiés, les inté-
rieurs sont faits pour refléter les conditions de vie précaires des habitants
de ce quartier de Dakar, et la narration est simple et linéaire. Ses person-
nages sont des prototypes: aucun des protagonistes vivant dans la médina
ne travaille en ville. Ils passent leurs journées à se prélasser au soleil, à cher-
cher nerveusement un bienfaiteur pour subvenir à leurs repas et autres be-
soins. Ceux qui se maintiennent à flot sont submergés de demandes et
critiqués avec véhémence lorsqu'ils ne peuvent ou ne veulent pas aider.