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Olivier Barlet / Les six décennies des cinémas d’Afrique 248
ne s’agit plus de s’attacher aux normes du passé, mais au contraire d’expé-
rimenter. C’est une prise de risque énorme - bien sûr mal comprise et mal
aimée.
6.3.4 Travailler la corporalité
«Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge », écrivait
Fanon . Ce corps-résistance, le documentaire le cherche pour trouver des
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voix et des voies d’avenir. La fiction aussi. Dans Volubilis du Marocain
Faouzi Bensaïdi, la révolte d'Abdelkader est celle de celui qui est
confronté à la violence et l'humiliation des dominants. Il saura changer son
destin. Corps étranger de la Tunisienne Raja Amari évoque la corporalité
de celle qui arrive sans prévenir, comme surgie du dedans. Immigrée clan-
destine, elle est l’étrangère, celle qui utilise la surprise et la ruse, qui force
sa présence sans y être invitée. Samia et Leila qui l’accueillent chez elles
font l’expérience de ce qu’un corps étranger provoque : le sentiment diffus,
complexe et dérangeant d’être étranger à soi-même. Que dire dès lors de
celui qui est mort et regarde les vivants tenter de lui demander pardon pour
la violence exercée ? C’est le cas d’azaria dans Mabata bata où le Mozam-
bicain Sol de Carvalho adapte une nouvelle de Mia Couto. Comment faire
revenir à la vie les morts qui nous accompagnent ? Ceux qui se sont battus
pour notre liberté ? Sortir de la dérive quand on perd tout espoir… Félicité
d’Alain Gomis échappe à cette haine de soi que partagent victimes et
bourreaux. Il lui faut toucher le fond pour revenir à la vie. Ce ne sera
possible qu’en acceptant d’être aimée, de s’en sentir digne. Il lui faut passer
les eaux de la nuit, franchir l’invisible frontière du renoncement, rencontrer
un okapi, ressusciter des limbes, retirer « les épines de son cœur »,
accueillir l’im- prévisible et croire au poids de l’éphémère, rire de la
débrouille, chanter à nouveau, puiser dans la musique des Kasaï Allstars
l’énergie de vie, eux qui allient sources traditionnelles et transe électrique.
Pénétré par la mu- sique, ce film puise dans différents registres pour établir
une poétique, celle d’un blues, la mélopée collective d’une culture de
résistance ancrée dans le réel. Félicité a la dignité de ceux qui ne s’arrêtent
pas à la laideur du monde mais en font au contraire le socle des possibles.
Ne nous dit-elle pas qu’en Afrique aujourd’hui, se joue certes le scandale du
monde mais aussi, si l’on veut bien la regarder sans la réduire et écouter le
chant de chacun comme dans le plan final, les voies du renouveau ?
Et si le projet d’Alain Gomis était, s’appuyant sur l’expérience africaine,
d’unir comme Nietzsche l’harmonie apollinienne et l’instabilité dyoni-
siaque, c’est-à-dire de trouver à vivre harmonieusement dans le chaos du

