Page 331 - Livre2_NC
P. 331
322 FESPACO/BLACK CAMERA/INSTITUT IMAGINE 12:2
opérant dans une culture africaine donnée. Comme l'a affirmé Paul Stoller,
« la culture d'un peuple est un ensemble de textes, eux-mêmes des ensem-
bles, que l'anthropologue s'efforce de lire par-dessus l'épaule de ceux à qui
ils appartiennent » (c'est moi qui le souligne ). Par le mot « cultuel », je
16
veux dire que ces icônes indigènes sont, par leur nature même, difficiles à
déchiffrer. Elles constituent un défi intellectuel et doivent être recherchées
pour être pleinement comprises. Les formes en question sont antérieures à
la typographie et incarnent des histoires qui, bien qu'inintelligibles pour le
spectateur superficiel, provoquent des réponses subliminales intenses chez
les personnes issues de ces cultures. Ce même impact synesthésique s'exerce
sur d'autres peuples issus d'autres cultures imprégnées de processus cultu-
rels et rituels où le corps humain est utilisé comme site d'incarnation et d'ex-
pression d'un discours historique, créatif et religieux. Ces formes
s'inscrivent donc parfaitement dans l'analyse de Walter Benjamin sur la
valeur cultuelle d'une œuvre d'art dans son livre Illuminations .
17
Dans Yeleen (1987, Mali) de Souleymane Cissé, par exemple, nous
éprouvons une gamme extraordinaire de sentiments à partir du défi de dé-
coder les métalangages bambaras encodés dans le film : Que signifient les
ailes du Coré? Les vaches? L'œuf d'autruche? Les chants rituels? Le sanc-
tuaire? Le petit garçon nu ? Le désert? La vieille femme qui prend son bain
rituel avec du lait? Que signifient-ils ? Nous sommes confrontés à un vo-
cabulaire de symboles culturels qui sont plus anciens que le cinéma lui-
même, mais qui nous sont transmis à travers son écran scintillant comme
une véritable preuve de l'histoire et de la sophistication artistique de la cul-
ture bambara, dont le vocabulaire sémiologique indigène est peut-être plus
ancien que celui de la plupart des cultures européennes. Le cinéaste réussit
puissamment parce qu'il ne nous explique pas ces symboles ou n'utilise pas
ces métalangages comme des ornements. Son triomphe réside dans le fait
qu'il les déplois comme des métaphores pour l'exploration du discours po-
litique et historique plus large qu'il choisit de dramatiser dans le film. D'au-
tres cinéastes issus d'autres cultures africaines se lanceront-ils dans la même
archéologie et nous confronteront-ils à un éventail sophistiqué de symboles
métonymiques de l'histoire artistique et intellectuelle de leur propre culture?
Je ne saurais le dire ! Tout ce que je sais, c'est que Souleymane Cissé nous
passionne parce qu'il nous demande de lire le film et de décoder nous-
mêmes la richesse de ses signifiants complexes. Il ne nous facilite pas la
tâche en éventrant ou en dépréciant son art. Son œuvre interroge donc nos
compétences en tant que connaisseurs de l'art de la même manière que
Ulysse de James Joyce, The Wasteland de T. S. Eliot, Guernica de Picasso