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             opérant dans une culture africaine donnée. Comme l'a affirmé Paul Stoller,
             « la culture d'un peuple est un ensemble de textes, eux-mêmes des ensem-
             bles, que l'anthropologue s'efforce de lire par-dessus l'épaule de ceux à qui
             ils appartiennent » (c'est moi qui le souligne ). Par le mot « cultuel », je
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             veux dire que ces icônes indigènes sont, par leur nature même, difficiles à
             déchiffrer. Elles constituent un défi intellectuel et doivent être recherchées
             pour être pleinement comprises. Les formes en question sont antérieures à
             la typographie et incarnent des histoires qui, bien qu'inintelligibles pour le
             spectateur superficiel, provoquent des réponses subliminales intenses chez
             les personnes issues de ces cultures. Ce même impact synesthésique s'exerce
             sur d'autres peuples issus d'autres cultures imprégnées de processus cultu-
             rels et rituels où le corps humain est utilisé comme site d'incarnation et d'ex-
             pression d'un discours  historique,  créatif et religieux.  Ces formes
             s'inscrivent donc parfaitement dans l'analyse de Walter Benjamin sur la
             valeur cultuelle d'une œuvre d'art dans son livre Illuminations  .
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                     Dans Yeleen (1987, Mali) de Souleymane Cissé, par exemple, nous
             éprouvons une gamme extraordinaire de sentiments à partir du défi de dé-
             coder les métalangages bambaras encodés dans le film : Que signifient les
             ailes du Coré? Les vaches? L'œuf d'autruche? Les chants rituels? Le sanc-
             tuaire? Le petit garçon nu ? Le désert? La vieille femme qui prend son bain
             rituel avec du lait? Que signifient-ils ? Nous sommes confrontés à un vo-
             cabulaire de symboles culturels qui sont plus anciens que le cinéma lui-
             même, mais qui nous sont transmis à travers son écran scintillant comme
             une véritable preuve de l'histoire et de la sophistication artistique de la cul-
             ture bambara, dont le vocabulaire sémiologique indigène est peut-être plus
             ancien que celui de la plupart des cultures européennes. Le cinéaste réussit
             puissamment parce qu'il ne nous explique pas ces symboles ou n'utilise pas
             ces métalangages comme des ornements. Son triomphe réside dans le fait
             qu'il les déplois comme des métaphores pour l'exploration du discours po-
             litique et historique plus large qu'il choisit de dramatiser dans le film. D'au-
             tres cinéastes issus d'autres cultures africaines se lanceront-ils dans la même
             archéologie et nous confronteront-ils à un éventail sophistiqué de symboles
             métonymiques de l'histoire artistique et intellectuelle de leur propre culture?
             Je ne saurais le dire ! Tout ce que je sais, c'est que Souleymane Cissé nous
             passionne parce qu'il nous demande de lire le film et de décoder nous-
             mêmes la richesse de ses signifiants complexes. Il ne nous facilite pas la
             tâche en éventrant ou en dépréciant son art. Son œuvre interroge donc nos
             compétences en tant que connaisseurs de l'art de la même  manière que
             Ulysse de James Joyce, The Wasteland de T. S. Eliot, Guernica de Picasso
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