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Esiaba Irobi / Le discours cinématographique  africain       327

         ne regardent pas les films de leur pays comme des spectateurs passifs. Ils
          lisent ces films avec sensibilité et sont impliqués dans le processus à un ni-
         veau spirituel plus profond en raison des associations psychiques qu'ils ont
         avec les symboles, la musique, les images et les paysages déployés dans la
         grammaire visuelle et auditive du film. Par conséquent, ces membres « ini-
         tiés » ou « lettrés » du public tremblent toujours et ont la chair de poule en
         regardant un film qui puise sa dynamique et ses systèmes de signes dans le
         vocabulaire rituel, culturel indigène d'une société africaine donnée. Les au-
         tres spectateurs qui ne disposent pas des outils cognitifs et phénoménolo-
         giques ou de l'alphabétisation nécessaires pour décoder les configurations
         sémiologiques des films peuvent passer totalement à côté de l’« affect »
         que ces scènes puissantes ont sur les indigènes qui peuvent comprendre les
         implications métalinguistiques des formes symboliques. La réaction que
         j'ai décrite ci-dessus, dont j'ai été témoin à plusieurs reprises en classe parmi
         les étudiants africains, se produit rarement parmi mes étudiants  blancs.
         Pourquoi ? La distance culturelle et le fait que le corps ritualisé est un corps
         éduqué.

                 En effet, le corps humain a une mémoire plus puissante que celle
         d'un simple ponte. Le défi reste donc entier : Comment nos cinéastes peu-
         vent-ils faire avec leurs propres langues et métalangues indigènes ce que
         Souleymane Cissé a fait avec Yeleen ? Comment pouvons-nous adopter le
         paradigme Nsibidi à une époque de commercialisation effrénée de l'art ? Il
         suffit de jeter un seul coup d'œil aux films du Nigeria pour être saisi d'hor-
         reur. Combien de films nigérians peut-on enseigner n'importe où dans le
         monde sans ressentir un embarras croissant devant l'incompétence sémio-
         logique de ces imitations bon marché des films occidentaux ? Quand nos
         cinéastes cesseront-ils d'imiter les dialogues de type hollywoodien et les
         discours naturalistes numériques  superficiels et  insipides,  alors que des
         couches et des couches de langages multicouches, semblables à ceux des
         Nsibidi, existent dans ces Cultures ? Quand comprendront-ils qu'il existe
         d'autres façons de raconter, d'autres approches des structures narratives et
         d'autres modes de signification au sein même de leurs propres cultures ?

                 Je crois fermement que le cinéma en Afrique devrait refléter les
         réalisations pré-modernes des penseurs créatifs indigènes les plus talentueux
          qui ont façonné les rituels, les cérémonies, la poésie orale et les danses avec
          lesquels l'Afrique se régulait avant l'intrusion européenne dans cet univers.
          Ma théorie Nsibidi du cinéma africain privilégie et encourage donc l'inclu-
          sion de l'intraduisible dans l'iconographie cinématographique africaine. Les
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