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Esiaba Irobi / Le discours cinématographique africain 335
Cependant, comme les sociétés africaines précoloniales étaient lar-
gement orales, à l'exception de l'institutionnalisation occasionnelle de l'écri-
ture idéographique comme le Nsibidi dans certaines cultures, la
connaissance profonde de la société, sa vision du monde, ses systèmes de
croyances, son histoire, ses valeurs, ses expériences précieuses, sa structure
politique, ses hiérarchies sociales, ses systèmes de classes et ses théories
de la performance sont codés dans des métalangages spatiaux, kinésiques
et iconiques. Ces métalangages, qui prennent la forme de masques, de so-
cles, de sanctuaires, de divinités, d'effigies, de totems, de chants, de danses,
de costumes, de couleurs, de tambours, de poésie orale, d'histoires et de
mythes, constituent un vocabulaire faisant autorité ou des clés permettant
de lire et de participer de manière significative aux rituels, au théâtre, aux
cérémonies, aux œuvres d'art et à l'iconographie générale de la société, qui
peuvent être sélectionnés et déployés dans un film. Il existe huit littératies
primaires qui nécessitent une éducation auditive, visuelle, intellectuelle et
performative afin d'être comprises. Ce type d'éducation est, en fait, plus
exigeant que l'alphabétisation typographique occidentale, qui peut toujours
être référencée puisqu'elle est écrite. Les connaissances des métalangues
africaines sont destinées à être portées par la mémoire, souvent marquées
dans le corps comme le son ou la danse. C'est pourquoi les cultures afri-
caines théorisent que le corps a une mémoire, un concept qui est théorique-
ment intriguant puisque c'est par la mémoire du corps que les africains, qui
ont été transposés dans le nouveau monde, ont pu reproduire leur esthétique
rituelle, leurs systèmes métaphysiques et leurs textes sonores et iconiques.
Les littératies auxquelles je fais référence sont iconiques, sonores, calligra-
phiques, sartoriales, kinesthésiques, proxémiques et linguistiques. Il en
existe d'autres: gustatives, olfactives, spirituelles, etc. Tout cinéaste africain
ayant une compréhension fine et intelligente de ces littératies, et qui n'essaie
pas de les simplifier ou de les clarifier pour un public comme le fait parfois
un cinéaste africain représentatif comme Ousmane sembène, mais qui les
déploie comme des métaphores, et non comme des ornements, pour expri-
mer l'expérience complexe que vit toute société africaine aujourd'hui, fera
des films complexes et sophistiqués qui poseront aux spectateurs des ques-
tions visuelles et épistémologiques. Un tel film méritera des visionnages
répétés et aspirera ainsi à l'idéal Nsibidi que j'ai proposé comme théorie
pour le cinéma africain. Sur cette question du compromis, je crois qu'il est
important de remarquer que sur le thème de l' « excision » (c'est-à-dire la
clitoridectomie en Afrique), alors que Moolaadé de sembène (2004, Séné-
gal) traite de cette question assez dérangeante avec une immense sensibilité,
on se sent endeuillé ou trompé par les possibilités esthétiques et narratives