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             roule donc dans sa dimension temporelle; et pour cette raison, le film, bien
             que composé d'images spatiales, est avant tout une forme horodatée. Une
             grande partie de l'action créative consiste en une manipulation du temps et
             de l'espace… Par manipulation du temps et de l'espace, conclut-elle, j'en-
             tends également la création d'une relation entre des temps, des lieux et des
             personnes  distinctes  . Le couplage  du mouvement temporel  avec les
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             images photographiques se rapprochent de la réalité vécue par le spectateur
             qui existe dans le temps et pour qui le mouvement est central dans la façon
             dont la vie est conceptualisée. Ainsi, le film a marqué une avancée signifi-
             cative dans la capacité de la machine artificielle à reproduire la réalité, en
             brouillant les lignes entre le monde objectif et l'imagination subjective.
             L'image animée permet non seulement de conserver le réel et de le restituer
             au spectateur, mais aussi de faire naître une certaine réalité qui est le produit
             de l'imagination du cinéaste combinée à des éléments du monde matériel
             réel. Cette dimension de la représentation cinématographique était cruciale
             dans la réflexion des fonctionnaires coloniaux sur le potentiel du cinéma à
             façonner de manière  négative  ou positive  les conditions objectives en
             Afrique de l'Ouest depuis au moins les années 1930.

                       Les idées de Deren sur les images animées et la réalité ont été
             partagées par Sigfried Kracauer dans sa « théorie du film ». Kracauer
             écrit: « En établissant l'existence physique, les films diffèrent des photogra-
             phies à deux égards: ils représentent la réalité telle qu'elle évolue dans le
             temps, et ils le font à l'aide de techniques et de dispositifs cinématogra-
             phiques  ». Il est intéressant de noter que, pour illustrer le rôle que joue la
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             prédisposition culturelle dans la construction du sens de l'image cinémato-
             graphique, Kracauer utilise le public africain comme exemple du potentiel
             de « mauvaise compréhension » qui peut résulter de l'expérience cinéma-
             tographique. Il s'interroge:
                Le rôle que les normes et traditions culturelles peuvent jouer dans ces processus
                d'élimination (ne pas remarquer certaines choses représentées à l'écran) est il-
                lustré de façon spectaculaire par un rapport sur les réactions des indigènes afri-
                cains à un film réalisé sur place. Après la projection, les spectateurs, tous encore
                peuvent familiariser avec le médium, parler volontiers d'un poulet qu'ils auraient
                vu ramasser de la nourriture dans la boue. Le cinéaste lui-même, totalement in-
                conscient de sa présence, a assisté à plusieurs représentations sans pouvoir la
                détecter.

                       Ce n'est qu'après un examen approfondi que le cinéaste a pu re-
             trouver le poulet dans le film . Ce récit relate une double erreur de recon-
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             naissance. Le cinéaste a filmé quelque chose dont il n'avait absolument pas
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