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                       Sergei Eisenstein, écrivant au seuil de la transition du cinéma
             de l'ère du muet à celle du son, posait la question rhétorique suivante :
             « Pourquoi donc le cinéma devrait-il suivre dans ses formes le théâtre et la
             peinture plutôt que la méthodologie du langage, qui donne naissance, par
             la combinaison de descriptions concrètes et d'objets concrets, à des concepts
             et des idées tout à fait nouveaux   62   » Ce que les dirigeants français en
             Afrique de l'Ouest ont fait dans les années 1950, c'est de pousser et de struc-
             turer un processus  par lequel un  certain langage  cinématographique  a
             émergé, devenant le pôle de représentation contre lequel les futurs cinéastes
             africains devraient lutter pour forger un paysage d'images postcolonial. Plus
             encore, la langue parlée par les interprètes dans les films était cruciale dans
             les considérations de l'État colonial sur les films autorisés à être projetés
             pour le public local, ainsi que sur ceux que les français voulaient promou-
             voir au-delà de leurs frontières. Les fonctionnaires sont allés jusqu'à engager
             de longues discussions sur l'utilité ou non du doublage et sur la question de
             savoir si les films joués dans des langues non françaises pouvaient obtenir
             l'approbation de la censure après avoir été doublés en français. La suite de
             ce chapitre s'intéresse à la double signification du langage cinématogra-
             phique et à sa place dans l'avènement d'un régime de représentation colo-
             nialiste.
                       Dès les premiers jours, des efforts des fonctionnaires français
             pour formuler une politique cinématographique pour les colonies, il existait
             parmi eux un parti pris en faveur de ce qu'ils considéraient comme des films
             « réalistes ». Si les documentaires représentaient l'apogée du genre, les films
             de fiction réalisés de manière naturaliste qui dépeignaient avec précision
             les cultures africaines et leurs expériences sous la domination française
             étaient également acceptables. En fait, certains affirment que ces films sont
             même de meilleurs véhicules pour atteindre les objectifs coloniaux dans le
             domaine cinématographique, car ils ont l'avantage d'être à la fois éducatifs
             et divertissants. Les fonctionnaires accordaient une grande importance aux
             films qui apporteraient « un bénéfice à l'africain » et les films « mal adaptés
             aux intelligences autochtones » devaient être évités  . A mesure que les dé-
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             bats se déroulaient entre les administrateurs coloniaux d'Afrique de l'Ouest et
             de France, les contours d'un langage cinématographique colonialiste se dessi-
             naient, privilégiant les conceptions françaises d'une culture africaine authentique
             et mettant l'accent sur l'impact positif de la rencontre impériale sur l'évolution
             des sociétés traditionnelles vers la modernité. Cependant, il était vital que les
             africains soient représentés à l'écran comme des agents de leur propre transfor-
             mation, des collaborateurs volontaires de la mission civilisatrice tout en conser-
             vant leur essence ontologique.
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