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relaya,  me  harcelant  l’un  après  l’autre  de  questions  dignes  de  la  gestapo,  bousculant  mon
               intimité, disloquant ce qui n’avait pas encore volé en éclats. Livré à cette emprise brutale, je
               me renfermais  sur moi-même, éludais  les questions  ou refusais  carrément  toute confession
               forcée, ce qui augmentait encore le décalage entre ce que je ressentais et les jugements de
               valeur dont l’institution m’estampillait. Extrait de l’un des premiers rapports psychiatriques
               de mon internement : « Le contact semble peu ouvert. Reste sur la défensive. Psychisme peu
               nuancé. A très peu conscience de lui-même et de ses problèmes : ne les verbalise que très peu
               ou pas du tout. » Le personnel m’avait laissé la petite trousse de maquillage dont je ne me
               séparais plus depuis plusieurs mois. Durant mon internement, mes cils étant blonds, j’y passai
               chaque jour deux ou trois couches de mascara noir, et j’appliquais une grosse épaisseur de
               fond  de  teint  sur  mon  visage  pour  cacher  mes  taches  de  rousseur  que  depuis  peu  je
               commençais  à  prendre  en  grippe.  J’étais  maquillé  comme  une  fille,  si  bien  que  certains
               malades abrutis par les drogues me tournaient autour sans relâche, en grognant, bavant, râlant
               et essayant de me tripoter. Au lieu d’éloigner les perturbateurs, on opta pour mon isolement :
               on m’enferma à nouveau dans une cellule. Le transfert ne se fit pas sans mal. Terrifié par la
               perspective de l’emprisonnement, révolté par cette injustice, je me débattis jusqu’à ce que,
               déculotté, je subisse par force une injection calmante qui me propulsa dans un abrutissement
               proche du coma, propice à ma tranquillité, et surtout à celle du personnel soignant.
               Après  plusieurs  jours  d'isolement  entrecoupés  d'examens  de  toutes  sortes,  j’appris  par  un
               infirmier  que  j’étais  atteint  de  la  syphilis,  aussi  appelée  « lue »,  l’une  des  maladies
               infectieuses  et  contagieuses  les  plus  répandues  à  l’époque  dans  le  monde  entier,  maladie
               souvent mortelle bien avant le VIH. Voilà qui expliquait ma mise en quarantaine prolongée,
               durant laquelle je recevais un traitement à base d’injections quotidiennes de pénicilline 6.3.3
               très  pénibles  qui  me  tétanisaient  de  douleur.  Je  souffrais  d’une  forme  de  contraction  des
               muscles comparable à une crampe douloureuse, intense et brutale, qui n’en finissait pas.

               Mais mon empoisonnement n’était pas seulement psychologique. Pendant trois jours, en plus
               des  injections  de  pénicilline,  je  fus  traité  au  cyanure  de  mercure,  substance  entre  autres
               utilisée pour fabriquer des raticides et dont les nazis se servirent pendant la seconde guerre
               mondiale pour confectionner des gaz mortels...
               Autrefois  la  syphilis  finissait  par  avoir  la  peau  des  malades :  Paul  Gauguin  et  Guy  de
               Maupassant figurent parmi les syphilitiques célèbres du début du siècle, à une époque où la
               maladie  sévissait  particulièrement,  y  compris  (et  peut-être  surtout)  dans  les  milieux
               intellectuels.
               Dans la cellule voisine de la mienne, un fringant sportif, boxeur, mafieux à ses heures, âgé
               d’environ trente-cinq ans, beau et musclé, eut tôt fait de me repérer.
               Le caïd passait chaque jour devant ma cellule et, lorsqu’elle était ouverte, me lançait des clins
               d'œil aguichants qui voulaient tout dire. Sûrement en manque de sexualité, il avait repéré mon
               physique  efféminé  qui  lui  donnait  certainement  des  idées  pour  assouvir  son  manque.  Ce
               truand  boxeur  qui  pour  Dieu  sait  quelle  raison  purgeait  sa  peine  en  psychiatrie,  possédait,
               parmi d’autres charmes indéniables, un talent qui allait nous offrir une bouffée d'oxygène, de
               liberté  et  d’interdit.  À  l’atelier  de  ferronnerie  de  l'hôpital  où  il  travaillait,  il  contrefit  en
               cachette une clé hexagonale creuse, clé qui ouvrait toutes les portes et fenêtres du pavillon
               sécurisé dans lequel nous nous trouvions. Souvent, le soir venu, à l’extinction des feux, ma
               clé contrefaite en main, j’ouvrais la fenêtre de ma chambre et faisais le mur pour rejoindre le
               beau faussaire.
               Ce qui devait arriver arriva. En manque de sexe, ayant à sa disposition et complètement sous
               son emprise un éphèbe plutôt efféminé, le beau voyou me fit des avances que j’acceptai au
               début  avec toutefois quelques réticences,  avant  de finalement  m’abandonner complètement



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