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               Ma tête était encore bourdonnante de cantiques, hymnes chantés chaque jour à la gloire du
               Seigneur, de versets bibliques lus avant chacun des trois repas journaliers ; mon cerveau, lavé
               pour  un  temps  des  miasmes  impurs  qui,  selon  mon  entourage,  m’avaient  contaminé  avant
               mon séjour au pays de l’absolution. Rempli de bons sentiments, je repris après quelque temps
               le chemin de la maison ; le Seigneur tout puissant et ses bienfaits devaient effectivement avoir
               produit des résultats puisqu’un miracle se produisit. Pour la première et unique fois jusqu'à sa
               mort, le Russe, l’amant de ma mère, que je n’aimais pas et qui était devenu malgré moi mon
               beau-père, cet homme avec qui je n’avais jamais pu échanger quoi que ce soit, m’étonna. En
               cette période de rédemption, je me sentis quelques instants sur la même longueur d’ondes que
               lui. Nicolaï de son prénom, Nikaridzée de son nom, me dévoila entre autres de manière fugace
               mais imagée quelques bribes de son effroyable exode, de son passé pas si lointain que jusque-
               là je n’avais pu imaginer. Ensuite, il se referma définitivement et renonça complètement à
               quelque autre confidence ou dialogue, quel qu’il soit.
               Chassé par les troupes soviétiques de Staline, après avoir vu toute une partie de sa famille
               massacrée sous ses yeux, il avait dû fuir son village pillé, brûlé, détruit, laissant derrière lui la
               plus  importante  partie  de  sa  vie,  ses  souvenirs  et  sa  terre  natale.  Durant  sa  fuite  vers  un
               ailleurs meilleur et plus sûr, il fut forcé de marcher des kilomètres à travers bois, de creuser le
               sol de ses propres mains pour se cacher, de se nourrir de racines, d’écorces, et de boire l’eau
               des ruisseaux. Rassemblant ses dernières forces afin de ne pas rester seul pour la suite de son
               expédition,  il  finit  par  rejoindre  un  groupe  de  résistants  dans  des  conditions  absolument
               inhumaines. Dans ce petit groupe, il retrouva son ami d’infortune, le fidèle Lado : tous deux
               étaient unis à la vie à la mort depuis l’enfance. Accompagné de cet allié, il trouva enfin, après
               un long, pénible et dangereux périple de plusieurs mois, dans ces années d’après-guerre, asile
               en Suisse où… tous deux se retrouvèrent enfermés dans un des camps pour réfugiés politiques
               de  l'époque.  Ces  fameux  camps  étaient  situés  à  St-Cergue,  à  1041  mètres  d’altitude,  dans
               l’encaissement de la vallée du col de la Givrine, à l’est de l’impressionnant sommet jurassien
               de la Dôle.
               Finalement libérés par les autorités suisses, après toute une série de contrôles et recherches
               d’informations, lui et son ami Lado, seul lien avec la terre de ses ancêtres et ses souvenirs,
               vécurent  dans  une  petite  chambre  au  confort  sommaire,  jusqu’à  ce  que  ce  rescapé  de
               l’indicible fasse la connaissance de ma mère, devenue depuis son épouse. Quant à son ami,
               avec qui mon beau-père avait vécu tellement de drames, il resta seul sans compagne : Nicolaï
               le vit mourir quelques années plus tard. Lado tomba du haut d'un échafaudage sur lequel ils
               travaillaient tous deux. Ayant chuté de plusieurs mètres tête en avant, il se fracassa le crâne
               sur  une  dalle  de  béton  et  mourut  sur  le  coup,  sous  les  yeux  effarés  de  son  complice  de
               toujours. Celui-ci, dans l’horreur de l’accident, perdait du même coup le seul et unique lien
               ombilical qui le reliait à son pays, ses coutumes, son enfance, son passé et ses origines.
               Dans son récit qui me parut épouvantable, je perçus toutefois que mon beau-père gardait le
               pire en sa mémoire, compagnon à vie d’une solitude que personne ne pourrait jamais partager,
               hanté à tout jamais  par d’inexprimables images d’effroi.
               Les bonnes résolutions  que j’avais  prises  durant mon  séjour chez les Darbystes résistèrent
               quelques  mois,  puis  tout  naturellement,  peu  à  peu  s’effilochèrent.  Trains  manqués,  école
               buissonnière, flâneries : l’appel de la bohème me rattrapait, plus fort que jamais. Mon peintre
               épicurien  de  Lausanne,  Chantal,  la  fabuleuse  maîtresse  SM  de  Genève  et  tous  les  autres
               n’avaient pas été oubliés. Je retrouvai donc tout naturellement avec jubilation, excitation et un
               plaisir non dissimulé tous mes initiateurs, pourvoyeurs d’émotions fortes, sexuelles, tout à la
               fois perverses, douces et raffinées.
               L’année 1963 fut entrecoupée de fugues, de tournées nocturnes de bar en bar. 1963 : dernière
               année de ma scolarité obligatoire. Cette année-là, je fus mis sans cérémonie et définitivement

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