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rentrerais. Finalement je pris mon courage à deux mains et me lançai. La communication était
               mauvaise, l’écouteur dans une main, la cornette dans l’autre. A peine avais-je dit : « Bonjour
               Maman ! » qu’un sanglot seul répondit. Alors, embarrassé, réalisant la peine que je faisais à
               ma  mère,  je  raccrochai  sans  attendre  et  sans  plus  d’explications.  Chaviré  par  ce  contact
               intense, furtif et maladroit, je sortis de la brasserie en larmes moi aussi.
               Je devais maintenant coûte que coûte concrétiser le but de ma fugue à Paris : retrouver mon
               ami l'acteur. Mes multiples tentatives pour le reconquérir, le revoir, me retrouver en sécurité
               contre son corps durèrent plusieurs jours mais restèrent vaines et sans espoir. L'âme en peine,
               je me sentais perdu avec mes 200 francs suisses, l’équivalent de 800 nouveaux francs français
               de  l’époque,  petit  pécule  qui  risquait  de  ne  pas  durer  éternellement.  Égaré  dans  une  ville
               inconnue,  je  commençais  à  faire  le  deuil  de  cette  illusion  évanouie  qui  m’avait  pourtant
               jusque-là donné des ailes.
               Les  jours  suivants,  mes  économies  fondirent  comme  neige  au  soleil.  La  faim  se  mit  à  me
               tarauder  l'estomac.  Le  soir,  en  rentrant  à  l’hôtel,  je  me  dirigeais  instinctivement  vers  les
               poubelles  des  restaurants  de  la  Butte  Montmartre  pour  essayer  d'y  trouver  pitance.
               Désemparé,  seul,  livré  à  mon  sort,  je  décidai  d’arpenter  les  boulevards  du  quartier.  Je  me
               demandais  ce  que  j’allais  bien  pouvoir  faire  pour  sortir  du  guêpier  dans  lequel  je  m'étais
               fourré.
               Prêt à m'en retourner en Suisse comme j’étais arrivé à Paris, perdu dans cette ville immense
               aux mille et un pièges, désillusionné, j’errais entre la Place Clichy et la Place Blanche lorsque
               je fus accosté en fin d'après-midi par un homme d’une trentaine d’années, peut-être moins, de
               type oriental, beau comme le sont les Berbères du désert que j’avais vus dans des magazines.
               Avec plaisir et insouciance, je suivis cet inconnu qui me proposa de boire un verre avec lui,
               pensant tout de suite qu’il pourrait être ma porte de salut. Cet homme avenant, qui me souriait
               très agréablement, qui me parlait en mauvais français avec un fort accent oriental que j’avais
               parfois  du  mal  à  comprendre,  m’amusait.  De  fil  en  aiguille,  de  palabre  en  palabre,  nous
               enchaînâmes les balades et les visites aux bars. Le soir venu, nous revînmes place Pigalle. Les
               enseignes multicolores, les néons des Sex-shop, des boîtes de nuit, des cabarets et brasseries
               m’enivraient au point que j’en oubliais tous mes soucis des jours passés, présents et à venir.
               Le beau Marocain n’eut aucune difficulté à m’entraîner dans un hôtel situé dans l’une des
               petites  rues  attenantes  à  la  place  Pigalle.  Bien  que  nous  connaissant  à  peine,  nous  fîmes
               l’amour comme des fous, sans tabou ni retenue, dans une petite chambre de cet hôtel de passe
               aussi minable que l’était la mienne à l’hôtel Mistral, dans cette ruche du plaisir tarifé où les
               filles  de  joie  allaient  et  venaient  sans  cesse.  Repu  d’amour  et  d’affection,  mes  angoisses
               apaisées, au petit matin, après le départ de mon beau Berbère, je m’abandonnai au sommeil,
               pour ne me réveiller qu’au soir. Je ne bougeai pas jusqu’au moment où mon tout nouveau
               compagnon, ce sauveur dans mon infortune, rentra me retrouver. Chargé de victuailles, un
               sourire céleste illuminant son visage et découvrant ses magnifiques dents blanches, Mohamed
               était visiblement fou de joie de me revoir. Ce soir-là, il fut convenu que je quitterais mon
               hôtel à quatre sous de la rue Joseph de Maistre pour aller vivre chez lui sans savoir ni où
               c’était ni ce qui m’y attendait.
               « Avec moi tu ne risques rien ! » me dit-il. Puis il m’emmena dans sa Peugeot essoufflée pour
               une destination inconnue. Nous traversâmes Paris, des rues, des boulevards que je trouvais
               gigantesques et sans fin. Le fait de m’être laissé emmener sans savoir où habitait Mohamed,
               que  je  ne  connaissais  qu’à  peine,  ne  m’empêchait  pas  d’admirer  les  places  que  nous
               traversions : j'étais séduit, captivé par les illuminations des réverbères et tous ces immeubles
               monumentaux.  Leurs  belles  architectures  étaient  une  découverte  pour  moi.  Je  vécus  cette
               traversée de Paris comme dans un songe. Les images qui défilaient devant mes yeux abêtis
               s’imprégnaient dans mon cerveau. Mais le songe se transforma en cauchemar quand, arrivé à
               destination, je pris conscience de l’endroit où m’avait entraîné Mohamed : « le bidonville de

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