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connaissance. Tous deux, nous nous rendîmes  dans le petit café bar tabac place Clichy où
               travaillait  Mohamed  comme  garçon  de  café.  Après  que  je  lui  eus  conté  ma  mésaventure,
               raison de ma disparition, il nous proposa, heureux de me revoir, de rester quelques jours avant
               de repartir afin de faire découvrir à ma mère Paris, ses beautés, ses mystères, ses parcs et ses
               avenues sans fin. Ce fut alors une parenthèse merveilleuse pour elle qui n’avait encore jamais
               voyagé et qui ne connaissait pas la capitale française. Puis, arriva le moment de la séparation
               forcée. Dans  sa Peugeot de plus  en plus  essoufflée, Mohamed nous  conduisit  à la gare de
               Lyon et nous accompagna jusque sur le quai. Peu avant notre départ, il fit promettre à ma
               mère de  lui donner de  nos nouvelles dès  que  possible. Triste de  quitter cette belle ville et
               Mohamed, les larmes aux yeux, penché à la fenêtre du train qui quittait doucement Paris pour
               Genève,  je  vis  une  dernière  fois  mon  séduisant  Berbère  faire  de  grands  signes  de  la  main
               comme dans les films quand deux amoureux se quittent : voilà la dernière image que je garde
               en ma mémoire de ce garçon que je ne reverrais jamais.




               Un an à l’asile
               L’institution,  pour  sa  part,  n’avait  pas  perdu  de  temps.  Les  autorités  françaises  avaient
               communiqué mon dossier à leurs homologues helvétiques et, dès mon retour à la maison, je
               fus convoqué par un juge qui prit des sanctions radicales. Ma mère, jugée incapable de me
               transmettre  les  valeurs  communément  admises,  fut  partiellement  déchue  de  l’autorité
               parentale. On me désigna finalement un tuteur que je ne vis qu'une seule fois en tout et pour
               tout. En fils qui adorait sa mère, je réalisais que je faisais son malheur en ne lui occasionnant
               que des soucis. Je venais dans le même temps de lui annoncer clairement mon désir à présent
               affermi de devenir une femme : bien qu’abasourdie par cette idée qui la dépassait, elle ne se
               montra toutefois pas contre cette idée folle, dans son amour inconditionnel.

               A défaut de retourner en maison de correction, je fus bouclé une troisième fois à l’hôpital
               psychiatrique de Cery à Lausanne. Pour donner une caution scientifique à cette détention qui
               ne sanctionnait aucun crime, on parla de « névrose infantile narcissique ayant pour cause un
               manque  d’identification  à  l’image  paternelle  »,  mais  ce  diagnostic  ne  résolvait  pas  ma
               problématique existentielle. Pour l’hôpital psychiatrique, voir une mère soutenir le désir de
               son  fils  de  devenir  une  femme  tenait  du  scandale  absolu  et  dépassait  l’entendement.  Ni
               délinquant ni dément, j’avais déjà tant vécu et défiais les classiques catégories, les plus faciles
               à  réprimer…  Le  plus  simple  était  pour  un  temps  au  moins  de  me  liquider  de  la  société.
               J’aimais  les  hommes  et  subissais,  impassible,  la  réalité  innommable  qui  sévissait  dans  les
               années 60, et qui sévit même bien au-delà. L’institution se défendait crânement, se contentant
               de m’étiqueter comme homosexuel rebelle notoire, me neutralisant faute de m’amender ou de
               me  «  soigner  ».  «  Jeune  homme  de  17  ans,  longiligne,  rouquin,  efféminé,  au  point  que
               n’importe  qui  flairerait  l’homosexuel.  Arrive  accompagné  de  sa  mère  rondouillarde,
               surprotectrice, et s’opposant à l’hospitalisation de son fils. Ne semble pas avoir conscience de
               l’absurdité  de  la  situation,  de  ses  activités  homosexuelles.  A  lu  un  livre  américain  sur
               l’homosexualité.  Je  me  demande  si  la  meilleure  solution  ne  serait  pas  d’envoyer  le  jeune
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               Guex à la Maison de Vennes . Il n’est pas possible de laisser ce jeune homme continuer sa vie

               4  - Extraits d’un rapport psychiatrique de l’époque.
               - La Maison de Vennes était une maison de correction située dans le canton de Vaud, dans la région lausannoise.
               Les autorités arrachaient souvent les enfants à leur famille contre la volonté des parents pour les y placer. Après
               les avoir incarcérés, elles ne se préoccupaient plus guère de leur sort. Le seul espoir de ces jeunes détenus et de
               leur famille consistait à attendre la majorité et la fin de tutelle.
               Voir : Groupe information Vennes, L’antichambre de la taule, En-Bas, Contre les murs, Lausanne 1978
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