Page 46 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 46
connaissance. Tous deux, nous nous rendîmes dans le petit café bar tabac place Clichy où
travaillait Mohamed comme garçon de café. Après que je lui eus conté ma mésaventure,
raison de ma disparition, il nous proposa, heureux de me revoir, de rester quelques jours avant
de repartir afin de faire découvrir à ma mère Paris, ses beautés, ses mystères, ses parcs et ses
avenues sans fin. Ce fut alors une parenthèse merveilleuse pour elle qui n’avait encore jamais
voyagé et qui ne connaissait pas la capitale française. Puis, arriva le moment de la séparation
forcée. Dans sa Peugeot de plus en plus essoufflée, Mohamed nous conduisit à la gare de
Lyon et nous accompagna jusque sur le quai. Peu avant notre départ, il fit promettre à ma
mère de lui donner de nos nouvelles dès que possible. Triste de quitter cette belle ville et
Mohamed, les larmes aux yeux, penché à la fenêtre du train qui quittait doucement Paris pour
Genève, je vis une dernière fois mon séduisant Berbère faire de grands signes de la main
comme dans les films quand deux amoureux se quittent : voilà la dernière image que je garde
en ma mémoire de ce garçon que je ne reverrais jamais.
Un an à l’asile
L’institution, pour sa part, n’avait pas perdu de temps. Les autorités françaises avaient
communiqué mon dossier à leurs homologues helvétiques et, dès mon retour à la maison, je
fus convoqué par un juge qui prit des sanctions radicales. Ma mère, jugée incapable de me
transmettre les valeurs communément admises, fut partiellement déchue de l’autorité
parentale. On me désigna finalement un tuteur que je ne vis qu'une seule fois en tout et pour
tout. En fils qui adorait sa mère, je réalisais que je faisais son malheur en ne lui occasionnant
que des soucis. Je venais dans le même temps de lui annoncer clairement mon désir à présent
affermi de devenir une femme : bien qu’abasourdie par cette idée qui la dépassait, elle ne se
montra toutefois pas contre cette idée folle, dans son amour inconditionnel.
A défaut de retourner en maison de correction, je fus bouclé une troisième fois à l’hôpital
psychiatrique de Cery à Lausanne. Pour donner une caution scientifique à cette détention qui
ne sanctionnait aucun crime, on parla de « névrose infantile narcissique ayant pour cause un
manque d’identification à l’image paternelle », mais ce diagnostic ne résolvait pas ma
problématique existentielle. Pour l’hôpital psychiatrique, voir une mère soutenir le désir de
son fils de devenir une femme tenait du scandale absolu et dépassait l’entendement. Ni
délinquant ni dément, j’avais déjà tant vécu et défiais les classiques catégories, les plus faciles
à réprimer… Le plus simple était pour un temps au moins de me liquider de la société.
J’aimais les hommes et subissais, impassible, la réalité innommable qui sévissait dans les
années 60, et qui sévit même bien au-delà. L’institution se défendait crânement, se contentant
de m’étiqueter comme homosexuel rebelle notoire, me neutralisant faute de m’amender ou de
me « soigner ». « Jeune homme de 17 ans, longiligne, rouquin, efféminé, au point que
n’importe qui flairerait l’homosexuel. Arrive accompagné de sa mère rondouillarde,
surprotectrice, et s’opposant à l’hospitalisation de son fils. Ne semble pas avoir conscience de
l’absurdité de la situation, de ses activités homosexuelles. A lu un livre américain sur
l’homosexualité. Je me demande si la meilleure solution ne serait pas d’envoyer le jeune
4
Guex à la Maison de Vennes . Il n’est pas possible de laisser ce jeune homme continuer sa vie
4 - Extraits d’un rapport psychiatrique de l’époque.
- La Maison de Vennes était une maison de correction située dans le canton de Vaud, dans la région lausannoise.
Les autorités arrachaient souvent les enfants à leur famille contre la volonté des parents pour les y placer. Après
les avoir incarcérés, elles ne se préoccupaient plus guère de leur sort. Le seul espoir de ces jeunes détenus et de
leur famille consistait à attendre la majorité et la fin de tutelle.
Voir : Groupe information Vennes, L’antichambre de la taule, En-Bas, Contre les murs, Lausanne 1978
46