Page 47 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 47

actuelle. » Dans ce florilège, qui mêle l’inanité de l’intervention au besoin de réprimer à tout
               prix ce que l’on n’arrive pas à comprendre, je constate aujourd’hui en le relisant que, selon
               l’un de ces rapports psychiatriques, Victor Hugo était alors mon écrivain préféré, ce qui était
               devenu un curieux sujet d’observation.  Je trouvais en effet bien des échos dans la tristesse et
               le sort cruel de plusieurs personnages des Misérables, œuvre qui me marqua particulièrement.

               Faute de savoir que faire de ce garçon ni fou ni malade, on laissa passer le temps. Je restai
               donc enfermé pratiquement une année dans cet hôpital sans savoir vraiment pourquoi j’étais
               là, laissé à l’abandon, ne voyant jamais ni médecin, ni psychologue, acceptant tant bien que
               mal cette longue réclusion, ne pouvant pas faire autrement. Je dus subir cet internement de
               force, entre sourires jaunes et révoltes, travail d’utilité public en atelier surveillé, sans jamais
               vouloir me soumettre complètement aux lois et commentaires que l’on m’imposait.
               A la même époque aux Etats-Unis, Erwin Goffman, après avoir séjourné comme observateur
               dans un hôpital psychiatrique, entreprenait son importante étude sur les lieux d’enfermement
                             5
               et leur logique .  De l’autre côté de l’Océan Atlantique, il se livrait à des constatations tout à
               fait  transposables  à  nos  institutions  totalitaires  helvétiques :  propension  à  inférioriser
               l’interlocuteur, le « malade », comme le « délinquant », illusion d’objectivité de l’institution,
               cette « fiction de neutralité ».
               Lorsque  je  faisais  mine  de  me  révolter,  on  m’injectait  de  puissants  neuroleptiques  qui  me
               neutralisaient,  sorte  de  prison  dans  la  prison.  J’étais  régulièrement  envoyé  au  pavillon  des
               jeunes  autistes,  pour  sanctionner  l’expression  de  mes  refus  d'obéir.  Dans  cet  univers  de
               démence, en attente de ma majorité, plongé dans un monde de folie, j’assistais chaque jour à
               des scènes qui heurtaient profondément mon extrême sensibilité. Au sein d’un des pavillons
               dans lequel on m'envoyait, j'assistai impuissant à des scènes de mutilations jusqu’au sang que
               certains malades s'infligeaient : cela me donnait la nausée. Les plus atteints d’entre eux se
               balançaient interminablement, en râlant leur douleur et leur impossibilité à bouger, sanglés sur
               leur  chaise  pour  éviter  qu’ils  se  mordent  eux-mêmes,  les  mains  gantées  de  moufles,
               prisonniers  de  leur  mal.  Je  les  regardais  souffrir  en  silence,  ne  pouvant  rien  pour  eux.  Il
               arrivait  aussi  que,  pour  punition,  je  sois  envoyé  au  pavillon  des  «  enfants-chiens  »,  deux
               enfants  à  qui  l’on  mettait  une  espèce  de  muselière,  car  ils  assaillaient,  mordaient  et
               déchiquetaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage.
               Le 28 juin 1964, à seize ans et sept mois, je quittai enfin l’hôpital psychiatrique, qui avait
               baissé les bras. Même la police s’était lassée de moi. Il faut dire que j’avais dépassé l’âge de
               la majorité sexuelle, fixé en Suisse à seize ans. La base légale pour me réprimer se faisait de
               plus  en  plus  ténue.  Ne  restait  que  l’interdiction  de  racolage,  pratique  pas  toujours  facile  à
               prouver. Je disposais donc d’une relative autonomie. Alors que mon tuteur m’avait trouvé une
               place d’apprenti-coiffeur à Rolle, j’optai pour Genève, ville dans laquelle je possédais déjà
               mes repères, et où je me trouvais nettement plus à l’aise. C’est un peu par défaut, pour avoir
               la  paix  et  bénéficier  d’une  certaine  indépendance,  que  j’acceptai  de  m’engager  dans  cet
               apprentissage, dès le départ peu convaincu que je suivrais cette voie jusqu’au bout.
               Vu  mon  attirance  pour  la  vie  nocturne,  c’était  plutôt  là,  dans  ce  milieu  complice,  que  se
               situaient pour moi les enjeux et réalités qui me faisaient  exister. Depuis le soir initiatique où
               j’avais pu admirer les travestis et transsexuelles, ces êtres merveilleux qui avaient bien avant
               moi assumé leurs destins avec panache, mon but dans l’existence était désormais de rejoindre
               cette terre promise de la beauté et de la grâce.




               5  - GOFFMAN E., Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris 1968. C’est sous
               l’égide de Pierre Bourdieu que l’édition française a été publiée. Aux Etats-Unis, le livre est paru en 1961.

                                                                                                       47
   42   43   44   45   46   47   48   49   50   51   52