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actuelle. » Dans ce florilège, qui mêle l’inanité de l’intervention au besoin de réprimer à tout
prix ce que l’on n’arrive pas à comprendre, je constate aujourd’hui en le relisant que, selon
l’un de ces rapports psychiatriques, Victor Hugo était alors mon écrivain préféré, ce qui était
devenu un curieux sujet d’observation. Je trouvais en effet bien des échos dans la tristesse et
le sort cruel de plusieurs personnages des Misérables, œuvre qui me marqua particulièrement.
Faute de savoir que faire de ce garçon ni fou ni malade, on laissa passer le temps. Je restai
donc enfermé pratiquement une année dans cet hôpital sans savoir vraiment pourquoi j’étais
là, laissé à l’abandon, ne voyant jamais ni médecin, ni psychologue, acceptant tant bien que
mal cette longue réclusion, ne pouvant pas faire autrement. Je dus subir cet internement de
force, entre sourires jaunes et révoltes, travail d’utilité public en atelier surveillé, sans jamais
vouloir me soumettre complètement aux lois et commentaires que l’on m’imposait.
A la même époque aux Etats-Unis, Erwin Goffman, après avoir séjourné comme observateur
dans un hôpital psychiatrique, entreprenait son importante étude sur les lieux d’enfermement
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et leur logique . De l’autre côté de l’Océan Atlantique, il se livrait à des constatations tout à
fait transposables à nos institutions totalitaires helvétiques : propension à inférioriser
l’interlocuteur, le « malade », comme le « délinquant », illusion d’objectivité de l’institution,
cette « fiction de neutralité ».
Lorsque je faisais mine de me révolter, on m’injectait de puissants neuroleptiques qui me
neutralisaient, sorte de prison dans la prison. J’étais régulièrement envoyé au pavillon des
jeunes autistes, pour sanctionner l’expression de mes refus d'obéir. Dans cet univers de
démence, en attente de ma majorité, plongé dans un monde de folie, j’assistais chaque jour à
des scènes qui heurtaient profondément mon extrême sensibilité. Au sein d’un des pavillons
dans lequel on m'envoyait, j'assistai impuissant à des scènes de mutilations jusqu’au sang que
certains malades s'infligeaient : cela me donnait la nausée. Les plus atteints d’entre eux se
balançaient interminablement, en râlant leur douleur et leur impossibilité à bouger, sanglés sur
leur chaise pour éviter qu’ils se mordent eux-mêmes, les mains gantées de moufles,
prisonniers de leur mal. Je les regardais souffrir en silence, ne pouvant rien pour eux. Il
arrivait aussi que, pour punition, je sois envoyé au pavillon des « enfants-chiens », deux
enfants à qui l’on mettait une espèce de muselière, car ils assaillaient, mordaient et
déchiquetaient tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage.
Le 28 juin 1964, à seize ans et sept mois, je quittai enfin l’hôpital psychiatrique, qui avait
baissé les bras. Même la police s’était lassée de moi. Il faut dire que j’avais dépassé l’âge de
la majorité sexuelle, fixé en Suisse à seize ans. La base légale pour me réprimer se faisait de
plus en plus ténue. Ne restait que l’interdiction de racolage, pratique pas toujours facile à
prouver. Je disposais donc d’une relative autonomie. Alors que mon tuteur m’avait trouvé une
place d’apprenti-coiffeur à Rolle, j’optai pour Genève, ville dans laquelle je possédais déjà
mes repères, et où je me trouvais nettement plus à l’aise. C’est un peu par défaut, pour avoir
la paix et bénéficier d’une certaine indépendance, que j’acceptai de m’engager dans cet
apprentissage, dès le départ peu convaincu que je suivrais cette voie jusqu’au bout.
Vu mon attirance pour la vie nocturne, c’était plutôt là, dans ce milieu complice, que se
situaient pour moi les enjeux et réalités qui me faisaient exister. Depuis le soir initiatique où
j’avais pu admirer les travestis et transsexuelles, ces êtres merveilleux qui avaient bien avant
moi assumé leurs destins avec panache, mon but dans l’existence était désormais de rejoindre
cette terre promise de la beauté et de la grâce.
5 - GOFFMAN E., Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Minuit, Paris 1968. C’est sous
l’égide de Pierre Bourdieu que l’édition française a été publiée. Aux Etats-Unis, le livre est paru en 1961.
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