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turbulences et autant d'autres découvertes qui le détacheraient un jour ou l'autre
définitivement de lui. Alors finalement, par amour, le dur, le jaloux, l'abrasif laissa partir sa
créature en mutation bien qu’il en fût encore complètement épris.
Par la clientèle du Shérazade, j’avais entendu parler d’un cabaret parisien que tenait une
actrice passant pour être fascinée par le milieu transsexuel et peu regardante sur l’âge comme
sur l’expérience des artistes qui s’y produisaient. Situé au numéro 43 de la rue de la Montagne
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Sainte-Geneviève, dans les parages du Quartier Latin , le Cabaret de la Montagne était la
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propriété de l'actrice Georgette Anys qui, dans les années 50, avait été sollicitée pour des
productions hollywoodiennes. Cette comédienne tourna, notamment en Italie, plus de quatre-
vingts films.
Envol pour Paris
Accoutré de manière insolite, avec quelques sous en poche et des fanfreluches féminines plein
ma valise, je prenais seul le large : j’allais avoir dix-huit ans. C’était l’époque où le Che
quittait Cuba pour faire essaimer la révolution, où la Chine mettait au point sa première
bombe atomique, où les dictateurs Bokassa et Mobutu s’emparaient du pouvoir. Sous l’égide
de l’Union Soviétique, le premier cosmonaute tentait une sortie dans l’espace.
Arrivé à Paris en train, cette fois je pris le métro dans le bon sens et trouvai immédiatement
mon hôtel, situé en haut de la rue de la Montagne Sainte-Geneviève. Parvenu devant la façade
décrépie de L’hôtel de la Montagne, la porte à peine franchie, je dus essuyer une première
désillusion : l'hôtel était digne des coupe-gorges pitoyables que l'on peut voir dans le film Les
Misérables, adapté du roman de Victor Hugo. Un relent tenace d’humidité envahit mes
narines. J’avançais d’un pas hésitant dans l'étroit couloir aux murs vert de gris jusqu'au
guichet vitré qui faisait manifestement office de réception. A l’instant où j’allais toquer à la
vitre opaque, une voix forte, rauque et gouailleuse, me fit sursauter : « Qu’est-ce que c’est ? »
Un brin inquiet, je marquai un temps d’arrêt avant de répondre : « C’est pour une chambre. »
La fenêtre, de l’autre côté de laquelle je n’apercevais qu’une ombre chinoise, s’ouvrit. Me fit
face alors une étonnante créature, dont je ne voyais que les énormes seins et la tête ; son
visage était bouffi, rougeaud, et ses cheveux, hirsutes. Cette femme était si grosse que je me
demandais si elle avait un jour pu sortir de son cagibi. L’obèse matrone à l’hygiène douteuse,
peu ragoûtante, qui me faisait face, laissait à peine entrevoir, dans le peu d’espace libre qui
restait entre elle et le guichet, le fond de sa loge où je pouvais apercevoir un lit en bataille, que
cette pantagruélique concierge venait certainement de quitter.
Surpris et songeur après cette apparition, je reçus de la matrone, qui bougonnait Dieu sait
quoi, la clé de ma chambre. J’empruntai l'escalier de bois grinçant en face de moi jusqu'au
premier étage de cet hôtel en décomposition. À gauche du couloir dans lequel je me retrouvai,
j’ouvris la première porte branlante de la chambre que m’avait indiquée l'énorme concierge,
découvrant, ahuri, une petite pièce tout aussi vert de gris que le reste de l'immeuble, qui puait
également le moisi. Accablé, je m’affalai malgré tout sur le lit de métal au matelas défoncé.
Les larmes aux yeux, je sombrai rapidement dans un sommeil étrangement peuplé de rêves
dans lesquels je me voyais déjà en star adulée, flamboyante de strass et de paillettes,
contemplant, à mes pieds, une foule en délire…
Une faune hétéroclite plutôt jeune vivait dans cet hôtel et l’animait. Se mêlaient là des
créatures toutes aussi particulières les unes que les autres. Une jeune Anglaise, chanteuse de
cabaret qui ressemblait étrangement à Jane Birkin, avait une activité sexuelle frénétique,
débordante : elle était nymphomane au point de vouloir me sauter dessus. Il y avait Brigitte,
8 Ve arrondissement.
9 Pseudonyme de Marie Georgette Dubois.
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