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m’avançai dans l'ombre pour prendre place sur les planches. J’étais tremblant et chancelant
sur mes très hauts talons vernis noirs. L'orchestre que je n'avais pas encore vu, installé sur un
balcon suspendu au-dessus de la scène, composé de quatre musiciens, dont une femme qui
allait accompagner ma prestation, attendait que les projecteurs s'allument. Transformé en
Gloria Paname face au micro sur pied, je connus une montée d'angoisse qui atteignit son
paroxysme au moment où les projecteurs se braquèrent sur moi. Depuis tant d'années, j’avais
de tout mon être souhaité me trouver là, sur une scène, et maintenant, je n'avais plus la
moindre possibilité de m’échapper... Pris à mon propre piège, j’entonnai ma chanson d'une
voix fade et fausse, oubliant la moitié des paroles qui restaient coincées dans ma gorge nouée
par le trac. Aussitôt ma prestation terminée, Gloria Paname, bouleversée, rejoignit les loges
avec le vilain sentiment d'avoir complètement raté son numéro. Et comme si cela n'eût pas
suffi, j’eus l'impression que la salle s'était vidée de sa clientèle. Je n’avais entendu aucun
applaudissement ni aucun autre bruit, comme si le temps s'était arrêté et comme si le monde
s’était tu. Il me fallut, malgré l'échec de mon premier passage, me préparer pour mon
deuxième numéro, un striptease. Sur une musique lente et langoureuse, Gloria Paname, dans
le même costume que pour la chanson, devait s’effeuiller peu à peu et terminer son show en
garçon, après avoir retiré sa perruque. Dans un état second, l’échec du premier passage encore
en tête, j’eus l’impression de me trémousser maladroitement, avec des gestes machinaux, me
bagarrant désespérément contre une fermeture-éclair bloquée et un porte-jarretelles
récalcitrant. Pourtant, alors que je me sentais particulièrement ridicule, au moment où
j’enlevai ma perruque, un tonnerre d’applaudissements qui n’en finissait pas me propulsa
dans une extase réconfortante, bienfaitrice et bienvenue. De retour dans les loges, devenu
pour le spectacle Gloria Paname, je fus chaleureusement félicité par les autres artistes
présents. Paulette arriva elle aussi et me susurra à l’oreille, de sa voix inimitable : « Bravo
Gloria ! Tu vas faire un véritable tabac ! ». Effectivement, je progressai rapidement et devins
la mascotte aimée de tous du Cabaret de la Montagne Sainte-Geneviève.
Une seule et unique nuit au « Bois »
Comme j’étais très peu payé pour mes prestations artistiques, l’argent, nerf de la guerre,
commençait à me manquer cruellement. Lorsque le cabaret fermait ses portes au petit matin,
je m'en allais, héroïque, faire du ménage dans les bureaux d'une petite société proche de mon
hôtel ; les trois francs six sous de l'heure que j’y percevais en plus des vingt francs gagnés
pour mes deux spectacles me permettaient tout juste de survivre !
Dans un premier temps, je fis la sourde oreille aux sirènes qui voulaient « me mettre au
Bois ». Jeune artiste débutant, je ne pouvais décidément pas me résoudre à rejoindre les
prostituées du Bois de Boulogne. Je résistais tant bien que mal. Allez savoir si les Darbystes
des alpages vaudois n’avaient pas laissé un petit quelque chose dans un coin de ma tête…
Brigitte, la transsexuelle qui habitait la chambre jouxtant la mienne et qui m’aimait beaucoup,
me talonnait pour que moi aussi j’aille au bois faire croître mon escarcelle. Mais la
perspective de vendre mes charmes clandestinement, d’affronter une concurrence de
prostitué(e)s, reines, rois, maîtres et maîtresses de leurs territoires, d’affronter à nouveau les
rafles de police, me terrifiait. Si vraiment il le fallait pour poursuivre la voie des étoiles que je
voulais atteindre, je franchirais ce pas, mais en toute dernière extrémité.
Une fois encore, devant l'évidence des poches vides, la vertu et la prudence ne firent pas long
feu. Arriva fatalement le jour du grand saut obligé. Ce fut un matin d'octobre. Après le
spectacle, de retour à l'hôtel, je me changeai à contrecœur pour endosser une nouvelle identité
très particulière. Alors que Brigitte m’avait recommandé une tenue vulgaire et tape à l’œil, je
n'en fis qu’à ma tête et me vêtis en dame « bon chic bon genre », comme les bourgeoises
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