Page 54 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
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m’avançai dans l'ombre pour prendre place sur les planches. J’étais tremblant et chancelant
               sur mes très hauts talons vernis noirs. L'orchestre que je n'avais pas encore vu, installé sur un
               balcon suspendu au-dessus de la scène, composé de quatre musiciens, dont une femme qui
               allait  accompagner  ma  prestation,  attendait  que  les  projecteurs  s'allument.  Transformé  en
               Gloria  Paname  face  au  micro  sur  pied,  je  connus  une  montée  d'angoisse  qui  atteignit  son
               paroxysme au moment où les projecteurs se braquèrent sur moi. Depuis tant d'années, j’avais
               de  tout  mon  être  souhaité  me  trouver  là,  sur  une  scène,  et  maintenant,  je  n'avais  plus  la
               moindre possibilité de m’échapper... Pris à mon propre piège, j’entonnai ma chanson d'une
               voix fade et fausse, oubliant la moitié des paroles qui restaient coincées dans ma gorge nouée
               par le trac. Aussitôt ma prestation terminée, Gloria Paname, bouleversée, rejoignit les loges
               avec le vilain sentiment d'avoir complètement raté son numéro. Et comme si cela n'eût pas
               suffi,  j’eus  l'impression  que  la  salle  s'était  vidée  de  sa  clientèle.  Je  n’avais  entendu  aucun
               applaudissement ni aucun autre bruit, comme si le temps s'était arrêté et comme si le monde
               s’était  tu.  Il  me  fallut,  malgré  l'échec  de  mon  premier  passage,  me  préparer  pour  mon
               deuxième numéro, un striptease. Sur une musique lente et langoureuse, Gloria Paname, dans
               le même costume que pour la chanson, devait s’effeuiller peu à peu et terminer son show en
               garçon, après avoir retiré sa perruque. Dans un état second, l’échec du premier passage encore
               en tête, j’eus l’impression de me trémousser maladroitement, avec des gestes machinaux, me
               bagarrant  désespérément  contre  une  fermeture-éclair  bloquée  et  un  porte-jarretelles
               récalcitrant.  Pourtant,  alors  que  je  me  sentais  particulièrement  ridicule,  au  moment  où
               j’enlevai  ma  perruque,  un  tonnerre  d’applaudissements  qui  n’en  finissait  pas  me  propulsa
               dans  une  extase  réconfortante,  bienfaitrice  et  bienvenue.  De  retour  dans  les  loges,  devenu
               pour  le  spectacle  Gloria  Paname,  je  fus  chaleureusement  félicité  par  les  autres  artistes
               présents. Paulette arriva elle aussi et me susurra à l’oreille, de sa voix inimitable : « Bravo
               Gloria ! Tu vas faire un véritable tabac ! ». Effectivement, je progressai rapidement et devins
               la mascotte aimée de tous du Cabaret de la Montagne Sainte-Geneviève.


               Une seule et unique nuit au « Bois »

               Comme  j’étais  très  peu  payé  pour  mes  prestations  artistiques,  l’argent,  nerf  de  la  guerre,
               commençait à me manquer cruellement. Lorsque le cabaret fermait ses portes au petit matin,
               je m'en allais, héroïque, faire du ménage dans les bureaux d'une petite société proche de mon
               hôtel ; les trois francs six sous de l'heure que j’y percevais en plus des vingt francs gagnés
               pour mes deux spectacles me permettaient tout juste de survivre !
               Dans  un  premier  temps,  je  fis  la  sourde  oreille  aux  sirènes  qui  voulaient  «  me  mettre  au
               Bois  ».  Jeune  artiste  débutant,  je  ne  pouvais  décidément  pas  me  résoudre  à  rejoindre  les
               prostituées du Bois de Boulogne. Je résistais tant bien que mal. Allez savoir si les Darbystes
               des alpages vaudois n’avaient pas laissé un petit quelque chose dans un coin de ma tête…
               Brigitte, la transsexuelle qui habitait la chambre jouxtant la mienne et qui m’aimait beaucoup,
               me  talonnait  pour  que  moi  aussi  j’aille  au  bois  faire  croître  mon  escarcelle.  Mais  la
               perspective  de  vendre  mes  charmes  clandestinement,  d’affronter  une  concurrence  de
               prostitué(e)s, reines, rois, maîtres et maîtresses de leurs territoires, d’affronter à nouveau les
               rafles de police, me terrifiait. Si vraiment il le fallait pour poursuivre la voie des étoiles que je
               voulais atteindre, je franchirais ce pas, mais en toute dernière extrémité.
               Une fois encore, devant l'évidence des poches vides, la vertu et la prudence ne firent pas long
               feu.  Arriva  fatalement  le  jour  du  grand  saut  obligé.  Ce  fut  un  matin  d'octobre.  Après  le
               spectacle, de retour à l'hôtel, je me changeai à contrecœur pour endosser une nouvelle identité
               très particulière. Alors que Brigitte m’avait recommandé une tenue vulgaire et tape à l’œil, je
               n'en fis qu’à ma tête et  me vêtis en dame « bon chic bon genre », comme les bourgeoises

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