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raffinées et frivoles du XVIe arrondissement. Coiffé d'une capeline, vêtu d'une robe stricte,
               paré de bijoux de pacotille voyants et luisant dans la nuit, une longue cape de laine angora
               noire sur les épaules, j’avais fière allure, affublé de tous ces artifices qui sonnaient faux. Mon
               air distingué semblait complètement décalé  par rapport à celui des autres filles, travestis et
               transsexuelles qui se prostituaient au Bois de Boulogne. Je me mis finalement en route pour
               les allées du bois, dûment averti par Brigitte qui m’avait expliqué les règles du jeu. Une fois
               sur place, si jamais on entendait les filles hurler : « Condés, condés ! », cela annoncerait une
               descente de police : il me faudrait alors prendre mes jambes à mon cou, disparaître en courant
               le plus vite possible et me cacher, sous peine de connaître à nouveau ce que je n’avais que
               trop expérimenté lors de ma première escapade à Paris. Brigitte m’avait aussi parlé des tarifs
               qui  varieraient  entre  cinquante  et  cent  francs  français  et  m’avait  précisé  que,  si  le  client
               voulait aller à l’hôtel, il devait payer la chambre en plus de la prestation. Je me retrouvai donc
               à contrecœur sous la protection de Brigitte, posté par un froid soir d’octobre dans une allée du
               Bois que je ne connaissais pas. L’odeur des feuilles mortes et de la  terre humide qui émanait
               des  bosquets,  l’obscurité  de  cette  nuit  particulière  encore  bien  présente  donnaient  à
               l’emplacement où je me trouvais une impression de mystère et de danger qui faisait battre à
               mon cœur la chamade.
               Dès mon arrivée sur place, plusieurs voitures s’arrêtèrent devant moi, séduisante inconnue.
               Les  clients,  excités  par  cette  nouvelle  beauté  à  l’aspect  insolite,  me  firent  honneur.  Je  vis
               rapidement  mon  pécule  augmenter.  Dans  ma  bourse,  je  comptais  déjà  plus  de  cinq  cents
               francs,  une  somme  rondelette  qui  pour  moi  représentait  plus  de  cent  soixante  heures  de
               ménage ! Les affaires démarraient sur les chapeaux de roues. Mais tout à coup, au petit matin
               encore enveloppé de pénombre, je vis poindre dans ma direction les lumières tournoyantes
               des  gyrophares  qui  m’aveuglaient.  J’entendis  dans  le  même  temps,  comme  dans  un
               cauchemar, les hurlements des filles qui criaient à tue-tête : « Condés, condés, condés ! » Les
               flics débarquèrent  brusquement en  trombe avec  leurs  chiens ;  ils  allaient  ratisser l’endroit,
               embarquer sans ménagement leurs proies et les dépouiller. Adieu fortune et célébrité, retour à
               la case prison !

               Alors commença une course éperdue à travers le Bois plongé dans l’obscurité. Sous l’effet de
               la  peur  et  d’une  puissante  poussée  d’adrénaline,  je  fourrai  ma  bourse  dans  ma  culotte  et
               décampai  en  courant  le  plus  vite  possible.  Je  trébuchai  à  plusieurs  reprises,  filai  mes  bas,
               semai mes accessoires entre les buissons auxquels je me piquais. Je glissai à maintes reprises :
               la  partie  était  encore  loin  d’être  gagnée !  J’abandonnai  alors  les  hauts  talons  qui
               m’encombraient beaucoup trop. Durant cette course éperdue, les chiens à mes trousses, je me
               retrouvai devant de hauts grillages que, dans un élan de panique, j’escaladai avec une agilité
               digne des combattants des forces spéciales, ignorant que cette clôture délimitait le lac du Bois
               de  Boulogne.  Bien  qu’il  fît  un  froid  sibérien  en  ce  matin  d’octobre,  pitoyable  sans  ma
               perruque et les artifices  que j’avais semés par-ci par-là derrière moi, je me précipitai dans
               l’eau glacée du lac, ultime protection face aux poursuivants, toujours à mes trousses.  Il me
               fallut  rester immobile dans l’eau pendant  un temps  qui me  parut infini. Alors que le froid
               glacial s’emparait de mes os et me perçait les chairs comme des aiguilles, ma fuite désespérée,
               dictée  par  la  peur,  finit  par  porter  enfin  ses  fruits.  Redevenu  Roland  par  la  force  des
               événements, trempé, transi, tremblant mais avec ma bourse toujours à l’abri dans ma culotte,
               je  me  dirigeai  au  lever  du  jour  vers  l’artère  la  plus  proche  et  hélai  un  taxi.  Médusé,  le
               chauffeur me ramena à bon port devant la porte de l’hôtel de la rue Sainte Geneviève mais,
               malgré son insistance et sa curiosité, il n’obtint pas un seul mot d’explication de son insolite
               passager à l’air victorieux…
               C’est ainsi que se déroula mon premier et dernier soir au « Bois ».



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