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une étonnante transsexuelle qui tapinait au Bois de Boulogne, plutôt ordinaire, peu instruite,
               au  destin  tourmenté  mais  au  cœur  d’or.  Elle  avait  une  particularité  que  l'on  n'oublie  pas
               facilement :  elle  se  rongeait  les  ongles  jusqu’au  sang,  si  bien  que  les  bouts  de  ses  doigts
               mutilés ressemblaient à de véritables petits moignons. Je croiserais dans cet hôtel bien d'autres
               personnages  fantaisistes  et  excentriques  dont  les  noms  comme  les  visages  ont  glissé  dans
               l’oubli.
               Le lendemain de mon arrivée, sans perdre de temps, la gorge sèche, le ventre vide, tétanisé
               par  la  curiosité  et  le  désir  de  découvrir  le  cabaret  dans  lequel  j’allais  faire  mes  premières
               armes,  je  partis  à  l’assaut  de  ma  future  mais  encore  bien  lointaine  célébrité  à  laquelle  je
               croyais dur comme fer.
               Perle  des  années  quarante  à  cinquante,  Le  Cabaret  de  la  montagne  Sainte-Geneviève,  du
               même nom que la rue, sentait le déclin. Ses loges abritaient des artistes de tous bords, sous-
               payés. La porte une fois franchie, on se trouvait devant une grande tenture de velours pourpre
               délavée, épaisse et lourde, qui séparait le monde magique de l’espace profane. Je fus reçu par
               un colosse tout en muscles, un sbire énorme qui de son regard perçant me toisa de la tête aux
               pieds. J’aperçus, rivée au bar comme si elle ne l'avait jamais quitté depuis des lustres, une
               grande  asperge  qui  se  tenait  droite  comme  un  I.  Elle  avait  pour  particularité  d'être
               extrêmement féminine avec pourtant une voix de camionneur, cigarette au bec, les cheveux
               apprêtés en un chignon choucroute spectaculaire. Paulette, transsexuelle que l’âge avait déjà
               sérieusement  marquée,  ne  pouvait  se  résoudre  à  quitter  le  lieu  où  elle  avait  investi  tant
               d’énergie, vécu tant de souvenirs durant les années d'apothéose de ce cabaret qui avait marqué
               sa vie. Comme si elle cherchait à perpétuer ces secondes d’éternité, elle restait cramponnée à
               son bar, à ce monde de la nuit qu’elle ne quitterait que pour aller mourir ailleurs. La belle sur
               le retour m’interpella, me demandant quel numéro je comptais présenter, me toisant avec un
               certain scepticisme. Je lui répondis crânement : « Chanter, Madame ! ». Je ne connaissais en
               fait par cœur  qu’une seule chanson du répertoire de Juliette Gréco, qu'elle interprétait alors
               avec brio: « Un petit poisson, un petit oiseau s’aimaient d’amour tendre, mais comment s'y
               prendre quand on est dans l'eau … »
               Après le bar, fief de Paulette, venait la salle de spectacle, grand espace au parquet de bois,
               lugubre, poussiéreux et sombre, presque glauque avant que les illuminations des projecteurs,
               le soir venu, ne balaient la scène de leurs lumières multicolores et tamisées ; elles changeaient
               alors radicalement l'ambiance et l'aspect de ce lieu qui avait perdu l’éclat de l’or rutilant et sa
               notoriété passée pour redevenir l’espace d’un moment un bijou de vermeil.
               Si j’avais déjà dévoré des yeux plusieurs spectacles de cabaret, je n’y avais jamais participé.
               Or, voilà qu’on m’annonça que je jouerais  le soir même de ma  première audition,  à vingt
               heures précises, pour un salaire de misère : juste de quoi payer une seule nuit de mon hôtel
               pouilleux, soit quinze francs français de l'époque. Il me fallait donc trouver un nom d’artiste !
               C'est  Paulette  qui  me  le  trouva,  me  baptisant  du  nom  de  « Gloria  Paname ».  En  effet,  me
               voyant maquillé pour le spectacle, elle m’avait trouvé une ressemblance avec Gloria Lasso,
               artiste espagnole de la chanson née en 1922, surnommée « Le Rossignol madrilène », mariée
               au moins six ou sept fois à des hommes bien plus jeunes qu'elle.
               J’allais  me  lancer  sur  scène  pour  la  toute  première  fois.  Comme  en  apnée,  j’enfilai  avec
               émotion mes bas résille noirs, mon porte-jarretelles, ma jolie guêpière pailletée argent achetée
               par Gilbert. Puis je me glissai dans le fourreau de satin noir que j’avais déjà porté lors d'une
               sortie avec mon amie Johanna. J’enfilai délicatement mes longs gants de soie noire et, avec un
               soin  tout  particulier,  ajustai  la  perruque  brune  qui  me  donnait  cet  air  de  Gloria  Lasso.  Je
               complétai exagérément mais méticuleusement mon maquillage puis me mirai longtemps dans
               les  grands  miroirs  des  loges,  en  long,  en  large  et  en  travers,  assailli  par  toutes  sortes  de
               pensées. Le trac était à son maximum quand la grande Paulette vint m’annoncer que ce serait
               bientôt  mon  tour  d'entrer  en  scène…  Retenant  mon  souffle,  seul  face  à  mon  destin,  je

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