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Le lendemain, au cabaret, on peut imaginer les commentaires que suscita mon aventure
mouvementée de la veille…
Dans les semaines qui suivirent mes prestations au cabaret, Georgette Anys, qui m’aimait
beaucoup, était bienveillante et cultivée mais aussi avare que la grande Mistinguett,
m’encouragea à poursuivre dans la voie artistique, chez elle de préférence, me disant : « Vous
êtes très bien, mon petit, vous irez très loin : continuez comme ça !». Mais les augmentations
que l’économe actrice me promettait et qui auraient été les bienvenues, se faisaient chaque
jour un peu plus attendre.
Vers le sud
Un beau matin, encore endormi, j'entendis entre rêve et réalité frapper à ma porte. J’étais très
loin d’imaginer que Gilbert avait débarqué à Paris, toujours aussi fou d’amour pour moi. La
tentation de me retrouver, de me revoir, de me reconquérir, avait été pour lui plus forte que
tout. A peine avais-je ouvert la porte qu’il me prit dans ses bras sans que je puisse dire un
mot, me serrant si fort que je crus étouffer. Et sans que j’aie pu manifester une approbation ou
un quelconque refus devant cette présence inattendue, son exaltation - qui, sur le moment,
n’était pas la mienne - lui inspira une mémorable déclaration d’amour. Ce fut l’une des plus
belles déclarations qu’il m’ait été donné d’entendre au cours de ma vie, moi qui pourtant
vivrais maintes autres passions amoureuses. S’ensuivit une effusion passionnée
extraordinaire, qui nous laissa tous deux enlacés, collés l’un à l’autre pour ne former plus
qu’un, comme la nuit de nos derniers ébats avant mon départ de Genève. Cette nuit m’avait
rendu si triste, dans la certitude que c’était la dernière que je passerais avec lui, dans la
conviction que j’allais le quitter pour toujours. Fameuse nuit d’amour que j’aurais voulu sans
fin, nuit où j’aurais accepté de mourir sur place sans bruit, sans m’en apercevoir, nos corps
enlacés pour l’éternité. Sauf que… ce matin-là je n’avais pas rêvé : il était de retour, là et bien
là, en chair et en os ; j’étais bien vivant et lui aussi !
Gilbert était venu m’annoncer qu’après avoir cédé le Shérazade, il avait été retenu pour le
poste prestigieux de chef cuisinier à la Colombe d’Or, le nec plus ultra des établissements de
Saint-Paul de Vence, village situé dans le département des Alpes-Maritimes en région
Provence-Alpes-Côte d'Azur, lieu de séjour de Picasso, Léger, Braque et tant d’autres
célébrités. Il entendait bien déposer comme un trophée à mes pieds sa future réussite, et me
proposa de m’emmener vivre à ses côtés. Abasourdi par sa proposition, j’étais perdu,
déboussolé par ce déferlement d’amour inattendu, me retrouvant à un carrefour de ma vie,
paralysé par des contingences pratiques et financières. Pas encore majeur, en pleine
transmutation hormonale, je ne pouvais pour le moment prétendre accéder au Carrousel de
Paris, mon rêve. Dans ce no man’s land existentiel, je ne savais d’ailleurs plus si j’aimais
encore Gilbert, qui, dans un premier temps, repartit seul pour la Provence.
Le cabaret de la Montagne Sainte Geneviève dans lequel je me produisais sous le
pseudonyme de Gloria Paname, de plus en plus miteux, en décadence, ne comblait plus, et de
loin, mes aspirations. Je ne pouvais m’encroûter indéfiniment dans un décor dont la splendeur
passée était définitivement révolue. Après tout, vaille que vaille, la proposition de Gilbert
trottait inlassablement dans ma tête jusqu’à m’en donner le tournis. Autant partir vers de
nouveaux horizons… C’est ainsi que, n’ayant plus de masculin que le prénom et une légère
imperfection entre les jambes, j’acceptai finalement que Gilbert revienne me chercher pour
m’emmener avec lui dans le sud de la France, où le début d’un joli printemps commençait à
déployer ses plus beaux atours.
Adieu Gloria Paname !
Délaissant mon appellation masculine de plus en plus chancelante et inadéquate, naguère il,
encore bien loin de mon but suprême, je devins elle, c'est-à-dire Peggy. Ce prénom, qui
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