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d’un  éclat  particulier,  ce  qui  sur  le  moment  m'embarrassa  un  peu,  puis,  au  débotté,  il
               m'engagea, en me proposant de revenir le lendemain.
               Gilbert,  le  patron,  était  un  excellent  cuisinier  doublé  d’un  homme  de  caractère,  qui  se
               déplaçait dans une Chevrolet Impala décapotable bordeaux et blanche qui lui donnait encore
               plus fière allure. Il avait récemment épousé la fille d’un commerçant connu de la place.
               Avec mon arrivée au Café du Camp, un tsunami se préparait. Dès la première semaine de mon
               embauche, Gilbert me déclara sa flamme avec un peu de maladresse ; de toute la force de sa
               puissante carrure et pour la première fois de sa vie, il allait expérimenter avec enthousiasme et
               passion une relation homosexuelle avec moi, dont il était tombé éperdument amoureux. De
               tempérament jaloux, Gilbert exprimait sa possessivité en hurlant et de manière fracassante,
               m’infligeant des scènes épouvantables car, de par mon allure androgyne, je plaisais beaucoup.
               Chaque regard posé sur moi par d'autres prétendants était prétexte à des bagarres propres à
               déboucher sur un meurtre.  Très  vite, Gilbert  divorça.  Exit  l’épouse qui  ne  lui avait jamais
               procuré d’émotions aussi vives que celles qu’il ressentait auprès de sa nouvelle conquête, ni
               fille ni garçon.
                Désormais, le loup était dans la bergerie et les effets n’allaient pas tarder à s’en faire sentir.
               Etablissement  campagnard  qui  attirait  de  braves  buveurs  de  vin  locaux,  peu  portés  à  la
               fantaisie, le Café du Camp allait subir une mutation impensable pour les habitués du coin.
               Mon  arrivée  de  trublion  bouleversa  tout.  Dans  ce  café-bar-restaurant  de  campagne,  on  vit
               rapidement débarquer une nouvelle clientèle composée de gays, de lesbiennes et de quelques
               prostituées :  je  n’étais  pas  venu  seul !  Ma  suite  investissait  les  lieux,  modifiant
               considérablement  le  caractère  de  l’endroit.  Le  scandale  grondait  ;  cette  clientèle  interlope
               choquait, détonnait, suscitant le courroux de monsieur le Maire, très conservateur, d’autant
               que, comme deux tourtereaux, nous nous étions Gilbert et moi installés ensemble dans une
               petite maison du village, au vu et au su de tout le monde. Après tous ces remous, quelques
               mois plus tard, Gilbert décida de troquer le café-restaurant de Plan-les-Ouates contre un bar-
               restaurant de nuit, Le Shérazade, rue Pradier, au centre ville de Genève. Ce bar-restaurant au
               décor oriental et à l'ambiance des mille et une nuits était fréquenté par une clientèle de fêtards
               particulièrement variée, essentiellement gay, débarquant entre autres de Paris et d'autres villes
               européennes. Il arrivait même qu’un soi-disant émir du Qatar accompagné de sa suite réserve
               pour lui seul la totalité du lieu pour des fêtes extravagantes.



               Ouvrir ses ailes
               La relation entre Gibert et moi depuis que nous étions au Shérazade se dégradait de jour en
               jour.  Les  scènes  de  jalousie  se  succédaient :  presque  chaque  soir  après  la  fermeture  du
               restaurant,  j’avais  droit  à  des  reproches,  nos  disputes  allant  quelquefois  jusqu’aux  mains.
               J’étais fatigué de cette situation labyrinthique, aussi l’appel de mon moi le plus profond eut-il
               finalement raison de notre amour fougueux, passionné, mais aussi destructeur. Je décidai non
               sans mal  de rompre une nouvelle fois avec ce qui aurait pu être une certaine stabilité. Repartir
               pour Paris était devenu une obsession. Cette ville enchanteresse, ensorceleuse, mystérieuse,
               qui me captivait tant, m’appelait jusque dans mes rêves. Mon futur, mon destin ne pourrait
               selon moi s’accomplir que si je rejoignais la capitale. Je laissai derrière moi mon Gilbert et
               ses  soucis,  complètement  défait,  anxieux,  catastrophé,  tellement  triste  que  je  le  quitte.  La
               dernière nuit passée ensemble avant mon départ fut l’une des nuits d’amour les plus tendres,
               les  plus  caressantes  que  j’aie  connues,  mais  aussi  la  plus  triste  de  toutes.  Nos  baisers,
               entrecoupés  de  sanglots  mêlés  de  larmes  et  de  gémissements  ajoutaient  à  l’instant  une
               dramaturgie excitante : une nuit d’amour à vouloir mourir sur place comme ça, sans bruit,
               sans s’en apercevoir, nos corps enlacés pour l’éternité… Gilbert, qui ne pouvait me retenir,
               pressentait  sans  doute  que  le  papillon  allait  s’envoler  vers  une  autre  vie,  de  nouvelles

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