Page 51 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 51
d’un éclat particulier, ce qui sur le moment m'embarrassa un peu, puis, au débotté, il
m'engagea, en me proposant de revenir le lendemain.
Gilbert, le patron, était un excellent cuisinier doublé d’un homme de caractère, qui se
déplaçait dans une Chevrolet Impala décapotable bordeaux et blanche qui lui donnait encore
plus fière allure. Il avait récemment épousé la fille d’un commerçant connu de la place.
Avec mon arrivée au Café du Camp, un tsunami se préparait. Dès la première semaine de mon
embauche, Gilbert me déclara sa flamme avec un peu de maladresse ; de toute la force de sa
puissante carrure et pour la première fois de sa vie, il allait expérimenter avec enthousiasme et
passion une relation homosexuelle avec moi, dont il était tombé éperdument amoureux. De
tempérament jaloux, Gilbert exprimait sa possessivité en hurlant et de manière fracassante,
m’infligeant des scènes épouvantables car, de par mon allure androgyne, je plaisais beaucoup.
Chaque regard posé sur moi par d'autres prétendants était prétexte à des bagarres propres à
déboucher sur un meurtre. Très vite, Gilbert divorça. Exit l’épouse qui ne lui avait jamais
procuré d’émotions aussi vives que celles qu’il ressentait auprès de sa nouvelle conquête, ni
fille ni garçon.
Désormais, le loup était dans la bergerie et les effets n’allaient pas tarder à s’en faire sentir.
Etablissement campagnard qui attirait de braves buveurs de vin locaux, peu portés à la
fantaisie, le Café du Camp allait subir une mutation impensable pour les habitués du coin.
Mon arrivée de trublion bouleversa tout. Dans ce café-bar-restaurant de campagne, on vit
rapidement débarquer une nouvelle clientèle composée de gays, de lesbiennes et de quelques
prostituées : je n’étais pas venu seul ! Ma suite investissait les lieux, modifiant
considérablement le caractère de l’endroit. Le scandale grondait ; cette clientèle interlope
choquait, détonnait, suscitant le courroux de monsieur le Maire, très conservateur, d’autant
que, comme deux tourtereaux, nous nous étions Gilbert et moi installés ensemble dans une
petite maison du village, au vu et au su de tout le monde. Après tous ces remous, quelques
mois plus tard, Gilbert décida de troquer le café-restaurant de Plan-les-Ouates contre un bar-
restaurant de nuit, Le Shérazade, rue Pradier, au centre ville de Genève. Ce bar-restaurant au
décor oriental et à l'ambiance des mille et une nuits était fréquenté par une clientèle de fêtards
particulièrement variée, essentiellement gay, débarquant entre autres de Paris et d'autres villes
européennes. Il arrivait même qu’un soi-disant émir du Qatar accompagné de sa suite réserve
pour lui seul la totalité du lieu pour des fêtes extravagantes.
Ouvrir ses ailes
La relation entre Gibert et moi depuis que nous étions au Shérazade se dégradait de jour en
jour. Les scènes de jalousie se succédaient : presque chaque soir après la fermeture du
restaurant, j’avais droit à des reproches, nos disputes allant quelquefois jusqu’aux mains.
J’étais fatigué de cette situation labyrinthique, aussi l’appel de mon moi le plus profond eut-il
finalement raison de notre amour fougueux, passionné, mais aussi destructeur. Je décidai non
sans mal de rompre une nouvelle fois avec ce qui aurait pu être une certaine stabilité. Repartir
pour Paris était devenu une obsession. Cette ville enchanteresse, ensorceleuse, mystérieuse,
qui me captivait tant, m’appelait jusque dans mes rêves. Mon futur, mon destin ne pourrait
selon moi s’accomplir que si je rejoignais la capitale. Je laissai derrière moi mon Gilbert et
ses soucis, complètement défait, anxieux, catastrophé, tellement triste que je le quitte. La
dernière nuit passée ensemble avant mon départ fut l’une des nuits d’amour les plus tendres,
les plus caressantes que j’aie connues, mais aussi la plus triste de toutes. Nos baisers,
entrecoupés de sanglots mêlés de larmes et de gémissements ajoutaient à l’instant une
dramaturgie excitante : une nuit d’amour à vouloir mourir sur place comme ça, sans bruit,
sans s’en apercevoir, nos corps enlacés pour l’éternité… Gilbert, qui ne pouvait me retenir,
pressentait sans doute que le papillon allait s’envoler vers une autre vie, de nouvelles
51