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Il ne me reste qu’une précieuse photo de cette époque chahutée (qui me vient d’ailleurs de
               Johanna elle-même, en visite chez moi en septembre 2004.) Cette photo en noir et blanc nous
               montre toutes deux. Moi en brune aux cheveux courts, vêtue d’un fourreau de satin noir et de
               longs gants assortis, une étole de vison blanc négligemment jetée sur les épaules. Joanna, elle,
               est blonde, avec une étole de renard tout aussi blanche que l’était mon boléro de vison. Son
               étole lui descend presque jusqu’aux genoux et recouvre une bonne partie de son fourreau noir
               « trompette » (ou « sirène »). Johanna me domine d’une tête. Entre les deux pseudos stars pas
               encore  abouties,  un  très  beau  jeune  homme  en  smoking,  légèrement  éclipsé  par  les  deux
               esquisses de beautés que nous allions devenir. Ce garçon dont j’ai oublié le nom et le prénom
               est  aujourd’hui  un  adepte  des  Raëliens,  secte  initialement  appelée  MADECH,  mouvement
               pour l'accueil des Elohim extraterrestres créateurs de l'humanité.
               En  théorie,  j’habitais  toujours  chez  ma  mère  à  Nyon,  mais  je  rentrais  de  moins  en  moins
               souvent, propulsé dans un monde situé aux antipodes de ma famille, même si ma mère restait
               pour moi un joyau étincelant niché à jamais dans mon cœur.
               Vint un moment de cette période assez déjantée où je n’étais plus ni garçon ni fille, mais une
               espèce  d'androgyne  très  difficilement  identifiable.  Une  situation  pour  moi  fortement
               désavantageuse  à  tous  points  de  vue.  Les  hormones  commençaient  à  faire  leur  effet,
               adoucissant encore ma jeune silhouette de dix-huit printemps. Nous étions en 1965, l’époque
               où Hervé Villard sortait son tube le plus connu, Capri, c’est fini, que l’on entendait partout.
               J’adorais  cette  mélodie  ;  quelques  années  plus  tard,  à  l’occasion  d’une  tournée,  je  le
               rencontrerais  personnellement.  Sortait  en  salle  le  film  de  David  Lean,  Docteur  Jivago,
               adaptation du roman éponyme de Boris Pasternak qui évoquait le déchirement de la grande
               Russie, film projeté sur un écran de format panoramique, mis au point par la Fox en 1953
               pour le film La Tunique. Ce format Cinémascope n'est d’ailleurs plus utilisé depuis fin 1965.
               Ce film m’arracha un torrent de larmes : peut-être y avais-je trouvé quelques bribes de ce
               qu'avait pu vivre le Russe, mon beau-père ?


               Gilbert

               Un beau jour de mai, pour la énième fois, je me consacrais à la recherche d’un emploi, stressé
               à l’idée de devoir affronter les regards inquisiteurs, voire dégoûtés, qui précéderaient un refus
               d’embauche.  Vêtu  d’un  pullover  mohair  rose  fuchsia  et  d’un  pantalon  fuseau  collant,
               généreusement maquillé comme j’en avais pris l'habitude, tremblant d’appréhension, j’allais
               faire  mon  entrée  au  Café  du  Camp  pour  y  proposer  mes  services  comme  garçon  de  café.
               L'établissement était situé à Plan-les-Ouates, petit village en proche banlieue de Genève qui
               comptait quelque trois mille cinq cents âmes à l’époque. Dès que j’eus franchi la porte du
               café-restaurant, l’effet  redouté se produisit : les conversations des  clients s’arrêtèrent, leurs
               regards convergèrent vers ma silhouette irréelle, ambiguë et indéterminable, comme si elle
               arrivait d’un autre monde, d'une autre planète. L’un d’eux, un verre de rouge à la main, me
               lança d'une  voix  tonitruante  :  « Bonjour  Mademoiselle !  »,  ce  qui  n’était  pas  fait  pour  me
               rassurer. Mais résistant à l’envie de battre en retraite, je m’avançai courageusement jusqu'au
               bar. Le barman au physique des plus communs qui vaquait à ses occupations me demanda :
               « Vous désirez, Mademoiselle ? » puis, hésitant, corrigea tout de même par « jeune homme »
               en s'excusant. A voix basse, j’enchaînai : « Pourrais-je voir le patron s’il vous plaît ?  - C’est
               pour  quoi ?    - Pour  la  place  de  serveur. »  Le  barman  disparut  aussitôt  à  l'arrière  de
               l'établissement  puis  revint,  accompagné  d’un  homme  de  grande  stature  étonnamment
               charpenté,  à  l'allure  mi-brute  mi-truand.  Le  géant  posa  sur  moi  un  regard  appuyé,
               interrogateur mais d’une douceur infinie. Il m’invita à m'asseoir en me proposant une boisson,
               que  j’acceptai  avec  plaisir.   Après  une  courte  discussion  d’usage  à  propos  du  travail  que
               j’allais devoir effectuer, je remarquai que ses yeux ne quittaient pas les miens ; ils brillaient

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