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Au carrefour d’une identité
Le garçon que j’étais, bien qu’efféminé, me pesait de plus en plus comme un boulet. J’aurais
voulu bousculer le temps et n’avais plus qu’une idée en tête : oublier l’incompréhension, le
mépris et les moqueries, la répression, la solitude, déployer tous mes charmes, être aimé,
admiré, bien dans mon corps. Je regardais, exalté, vers ma majorité. J’avais l’irrésistible envie
de croquer la vie à pleines dents, de me foutre des conventions et des règles définies. Je
voulais être moi, vivre toutes mes envies les plus folles, pouvoir bientôt faire l’amour comme
une fille avec un garçon, sans gêne et sans être puni ou méprisé. Je voulais, curieux de tout,
découvrir le pire et le meilleur, mais surtout me révéler à moi-même.
Arrivé à un carrefour de ma vie, je me cherchais et savais que je n’allais pas rester tel que
j’étais, entre deux rives. Il y avait cette obsession d’être, de devenir cette personne qui était en
moi, tellement différente de ce que je représentais aux yeux des autres. Il fallait que j’avance.
Tout naturellement, je ne m’engageais donc pas totalement dans mes projets.
Ballotté d’une place à l’autre, je réalisais parfaitement que mon apparence de plus en plus
androgyne et mes comportements excentriques semaient systématiquement le trouble.
Régulièrement, on me congédiait sans merci, quand enfin, laborieusement, je trouvais un
travail. Je vécus pourtant un intermède assez heureux, engagé par deux frères aux idées larges,
propriétaires de « L’Hôtel du Lac », de la rôtisserie et du dancing cabaret de cet établissement.
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Cet hôtel restaurant luxueux et très réputé se situait à Coppet , sur les rives du Lac Léman,
dont les abords étaient privés.
Mon look interlope plaisait à la clientèle plutôt aisée et raffinée. La rôtisserie dans laquelle
j’évoluais en tant que commis de salle sentait bon le feu de bois qui se mariait au fumet des
viandes délicatement grillées. Carrés d’agneau, Chateaubriand sauce béarnaise, tournedos
Rossini… je m’y plaisais énormément jusqu’à ce qu’un nouveau maître d’hôtel, macho et
homophobe, soit engagé. Les discordes insurmontables qui s’engagèrent entre cette brute à
fière allure, portant beau son smoking et nœud papillon noir cent pour cent soie et moi, firent
que, ne voulant pas me soumettre à ces remarques graveleuses, je lui résistais en répondant à
ces attaques inconvenantes de manière peu courtoise et, d’après lui, peu respectueuse pour un
homme de son rang. Je fus alors remercié, renvoyé une fois de plus à mon destin.
Après toutes ces déconvenues, à l’affût de tout ce qui pouvait me permettre de comprendre,
d’agir, et d’avancer ma mutation, j’avais mis la main sur des revues qui retraçaient le parcours
d’une pionnière transsexuelle, Coccinelle, née en 1931, opérée en 1958, mariée trois fois,
somptueuse artiste de cabaret qui chantait langoureusement « Cherchez la femme… ». Cette
magnifique étoile me guidait, me donnait des ailes, me faisait rêver…
Ma mue s’effectuait par coups de folie : allers et retours en stop à Paris, relations éphémères,
fréquentation assidue des bars homosexuels de Genève, l’Hippocampe, l’Ambassy, la Vie en
Rose, les tops du genre de l’époque dans lesquels évoluait une société bigarrée, hétéroclite,
hors normes, des gens tels que je les aimais : hétéros marginaux, homos, voyous de petite et
grande envergure, prostituées, voyous qui m’offraient à l’occasion des cadeaux volés. Me
glissant dans les toilettes de certains établissements, je prenais l'habitude de me travestir
hâtivement en fille, puis ressortais métamorphosé en belle de nuit. Inconscient des
conséquences de mes actes, je me brûlais les ailes, grisé au contact d’une vie qui m’éloignait
6 « Madame de Staël avait très tôt décidé de lutter contre l'empereur Napoléon. Exilée à Coppet, elle allait
regrouper autour d'elle toute l'élite intellectuelle et politique de l'Europe prête à partager son combat, conférant à
Coppet un incomparable éclat. Du reste, on retient volontiers les propos du bailli de Nyon Charles-Victor de
Bonstetten qui écrivit qu'il se dépensait plus d'esprit en un jour à Coppet qu'en une année dans le reste du
monde. » © www.coppet.ch/fr/
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