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pour en partie responsable ? Pouvait-elle mesurer ma solitude, mes luttes presque journalières
contre l’ignorance, l’incompréhension et l’intolérance, à quel point je me sentais si souvent,
sinon toujours, abandonné à mon sort, dans une époque où tout ce qui m’attirait était interdit,
réprimé, jugé et immoral ? Mais cela, malgré tout, je le lui pardonnais car c’était ma mère, et
parce que je l’aimais. J’étais son sang, une partie de sa vie, j’étais sorti de son ventre. Elle
aussi m’aimait, je le savais, mais elle ne pouvait pas concevoir ce que je ressentais. Trop de
souffrances, différentes et incomprises entre nous deux, nous séparaient. Je savais bien au
fond de moi qu’elle n’était en réalité nullement responsable de ce que j'avais vécu auparavant
et vivais à ce moment-là. Ce n’était en fait que l’esquisse de projets déjà écrits de mon destin,
qu’elle ne pouvait en rien changer, pas plus que moi.
A notre arrivée sur le quai de la gare de Rossinière sur le coup de midi, une femme d’une
quarantaine d’années, peut-être plus, nous attendait. Le chignon serré, vêtue d'une longue robe
grise et d'un tablier blanc, elle nous accueillit chaleureusement, à bras ouverts et avec un
grand sourire, nous incitant tout de suite à nous mettre l’aise. Quelques heures plus tard, en
fin d'après-midi, l’accueil pourtant cordial de tous les membres de cette famille et des cinq ou
six autres pensionnaires de la maison ne suffit toutefois pas à alléger le départ de ma mère
qui, plus fragile que jamais, attristée, des larmes plein les yeux, s’en retourna seule chez elle.
Dans cette pension où régnait la bonté et où l’amour du Créateur présidait à toute chose, et
bien que soumis à de multiples et rudes occupations, je trouvai aisément ma place. Prières,
cantiques entonnés à gorge déployée et lectures du livre saint rythmaient la journée.
Une des tâches qui m’étaient régulièrement attribuées était l'évacuation du fumier des quinze
vaches à lait de l’écurie. Plus d’une fois, moi l’éphèbe au teint de lys et de rose, je me
retrouvai les quatre fers en l’air, baignant dans le lisier, contraint de me laver à l’eau glacée de
la fontaine. Mais bien encadré, livré aux bienfaits du Seigneur tout puissant, je gardais
toutefois le sourire. Certaines après-midi, toute la famille et les pensionnaires se rendaient aux
champs, parcourant à pied pendant plus d’une heure des sentiers de montagne au beau milieu
de paysages vastes, somptueux et apaisants pour l’esprit. La mère de famille préparait une
macération de sureau parfumée aux rondelles de citron, que j’adorais. Une fois arrivé sur
place, son mari, un bel homme au visage légèrement buriné, hâlé par le soleil, se mettait à
faucher les herbes hautes avec une technique éprouvée. Ces herbes, après avoir été retournées
plusieurs fois à la fourche et séchées au soleil, deviendraient le foin destiné à l'alimentation
des animaux. J’étais ébloui par ce montagnard religieux, rude mais de belle allure dont je
contemplais discrètement l'anatomie, parfaite à mon goût. La vue de ses avant-bras puissants
me faisait fantasmer. En ces journées de juin chaudes et humides, les champs dégageaient une
multitude d'odeurs d'herbes fraîchement fauchées et d’autres déjà sèches. Soir après soir, les
spectaculaires ballots de foin qu’on avait préparés étaient descendus au village à dos
d'homme. Contre toute attente, cet univers montagnard et ces coutumes me révélaient un
monde nouveau qui ne manquait pas de m'émerveiller.
Le soir venu à la pension, il fallait encore à tour de rôle, même fourbu, lire un verset de la
Bible, puis le chef de famille assis en bout de table entamait une prière sans fin, avant que
l’on puisse apprécier le dernier repas de la journée. Titubant de fatigue, je m’en allais
retrouver ma chambre et me berçais encore d’une ultime rêverie un brin canaille, qui me
précipitait dans un sommeil voluptueux. Une fois déshabillé, dans mon lit, sous mon énorme
duvet de plumes, je m’endormais entre culpabilité et plaisir dans les bras fantasmatiques de
l’homme le plus pieux qu’il m’ait été donné de rencontrer, chef incontesté de la maison et de
l’église darbyste, dont la famille faisait partie, et qui, s’il avait pu lire dans mes pensées,
m’aurait illico fait disparaître en enfer…
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