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suivirent  mon  retour,  ma  mère,  traduisant  maladroitement  sa  gêne  et  sa  déconvenue,
               m’annonça  des  larmes  plein  les  yeux  que,  durant  mon  absence,  sous  la  pression  de  son
               entourage et de la justice qui préconisait pour moi une tutelle, elle avait accepté que je sois
               envoyé  en  pension  à  la  montagne.  L’appareil  de  justice,  la  police  ainsi  que  les  médecins
               psychiatres en tête de peloton se révélaient tous incapables d’exorciser mes démons de jeune
               efféminé dont plus personne ne savait que faire : il ne restait donc plus qu’à s’en remettre à
               Dieu, le père universel, seul capable de me guérir. Une cure de grand air aux bons soins des
               Darbystes, secte protestante au mode de vie rigoureux et proche de la nature, serait selon eux
               salutaire à mes extravagances et pour certains, à mes nombreux péchés.
               Si au dix-neuvième siècle plusieurs mouvements religieux issus du protestantisme virent le
               jour, tel le « Réveil » dont mes grands-parents maternels étaient adeptes, des églises libres et
               le darbysme, d'autres scissions se produisirent au vingtième siècle comme celle du darbysme
               en « frères étroits » et « frères larges ». Dans les années 1960 apparut une nouvelle branche de
               cet ordre très péjorativement qualifiée de tayloriste, du nom du fondateur du mouvement : ses
               membres étaient encore nommés « frères exclusifs ».
               Convaincu que l’on cherchait toujours à se débarrasser de moi, j’allais donc, moi l’éternel
               exilé,  devoir  sous  la  contrainte  reprendre  mon  baluchon.  Accompagné  par  ma  mère,  je
               gagnerais en train Rossinière. A l’ouest de la région du Pays-d’Enhaut, limitrophe avec les
               communes  vaudoises  de  Château-d’Oex,  Rossinière,  située  dans  les  Préalpes,  se  niche  au
               centre  de  paysages  de  cartes  postales  de  moyenne  montagne  qui  forment  un  décor
               fabuleusement beaux, dignes du film de 1952, Heidi.
               Dans  le  train  qui  nous  emmenait  vers  la  pension  de  famille  censée  me  rééquilibrer  et  me
               remettre  sur  le  droit  chemin,  je  constatai  que  ma  mère,  assise  face  à  moi,  me  regardait
               différemment, non plus comme un enfant mais comme un jeune homme. « Tu as grandi ! »
               me dit-elle. Je pris ses mains dans les miennes et posai ma tête sur ses genoux. J’aimais ma
               mère plus que tout au monde mais nous étions si loin l’un de l’autre ! Il y avait tellement de
               choses de moi qu’elle ne connaissait pas encore ; comment lui dire que ma tendance sexuelle
               me portait plus vers les garçons que vers les filles ? Comment lui dire les expériences que
               j’avais déjà vécues ? A ce moment-là, elle ne l’aurait sûrement pas compris, pas plus que les
               autres d’ailleurs ! Je lâchai ses mains et me redressai, mon regard plongé dans le sien ; elle se
               mit alors à pleurer. Tout en tortillant entre ses belles mains fines aux ongles vernis le joli petit
               mouchoir brodé qu’elle avait l’habitude de parfumer de lavande, elle me demanda d’un air
               suppliant d’accepter de rester sans broncher dans la pension vers laquelle elle m'emmenait.
               « Il ne te reste qu’une année d’école à supporter, me dit-elle encore, et tu pourras commencer
               à faire ce qui te plaira, mais jusque-là, il faut absolument que tu sois patient et raisonnable. »
               Puis elle se laissa aller pour la première fois à me faire des confidences. Elle me dit combien
               elle aimait son nouveau mari, me répéta pour la énième fois qu’après la mort de mon père,
               seule  avec  mes  sœurs  et  moi,  elle  n’aurait  osé  espérer  trouver  mieux  que  cet  homme,
               travailleur acharné dont tout le salaire était consacré à nous élever. Elle me raconta encore
               sans retenue que cet homme lui faisait l’amour comme personne ne le lui avait fait avant lui,
               qu’il lui avait fait découvrir le plaisir de l’orgasme qu’elle ne connaissait pas, elle qui nous
               avait enfantés, mes sœurs et moi, sans avoir jamais éprouvé aucun plaisir. Elle ajouta qu’elle
               avait tout de même passionnément aimé mon père, m’expliquant comme elle avait souffert de
               ses absences et du peu d’attention qu’il lui manifestait. Elle me dit encore combien elle était
               malheureuse  pour  toutes  ces  raisons,  partagée,  déchirée,  tourmentée  entre  l'amour  qu'elle
               éprouvait  pour  l’homme  dont  elle  était  follement  éprise,  et  l'amour  maternel  qu’elle  me
               portait.  C’était  la  première  fois  que  ma  mère  me  parlait  de  son  intimité ;  je  la  sentais
               culpabilisée à mon égard, pour m'avoir délaissé au profit de l’amour de son compagnon, ce
               que je commençais à comprendre et à accepter. Mais elle, comprenait-elle que mes dérives,
               mes errances à la recherche effrénée d’amour, de tendresse et de reconnaissance, je l’en tenais

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