Page 35 - ROLAND-GLORIA-DIANE-ET-MOI_Neat
P. 35

aux  étreintes  savantes,  expertes  et  savoureuses  de  mon  beau  protecteur  qui  savait  y  faire.
               Durant nos extases, l’avais-je contaminé ? Je ne le saurai jamais.
               Cette clé passe partout, sésame de tous nos fantasmes, nous autorisait même quelquefois à
               faire la belle, et fuir ces quatre murs exigus qui nous enfermaient nous émoustillait comme
               deux gosses préparant une crasse. Le cœur battant, nous nous évadions de nuit pour respirer
               l’air  de  Genève,  évitant  les  grandes  artères,  d’une  petite  rue  à  l’autre.  Main  dans  la  main
               comme des amoureux, nous allions jusque sur les quais au bord de l’eau pour y humer les
               odeurs subalpines et tectoniques particulières, toujours subtilement présentes aux abords du
               lac Léman depuis son origine en 50 av. J.-C. Puis à l’aube, avant les premières lueurs du jour,
               juste  avant  les  premières  tournées  matinales  des  infirmiers,  nous  réintégrions  nos  cellules
               respectives, fourbus mais heureux de notre escapade et fiers d'avoir berné une fois de plus les
               gardes de nuit.
               Le beau boxeur m’avait pris complètement sous son aile et se mit en tête de faire de moi un
               sportif comme lui ; il me contraignait durant nos heures de liberté, quand nous n’étions pas
               sous clé, à des séances quotidiennes et intensives de saut à la corde, corvée à laquelle je ne me
               soumettais que faute de pouvoir y échapper.
               Lentement mais sûrement, décidément inclassable, je prenais ma place parmi les originaux,
               ceux qui ne seront jamais du bon côté de la barrière, ceux, trahis, dont les comptes avec la
               société ne seront jamais soldés. Dans son œuvre stigmatisante, l’institution incluait d’ailleurs
               aussi ma famille, caractérisant par quelques qualificatifs lapidaires et définitifs ma mère et son
               désarroi  face  à  ce  fils  qui  défiait  la  morale :  « Mère :  âgée  de  42  ans,  obèse,  diabétique,
               captatrice, méfiante, bien trop faible pour être à la hauteur de la situation de son fils. »
               Un  ou  deux  mois  après  cet  internement  à  Genève  interviendra,  le  9  juin  1962,  mon
               déplacement à l’Hôpital de Cery à Lausanne, événement qui fut presque le bienvenu. Le jour
               de  mon  transfert  à  Lausanne,  j’emportai  avec  moi  le  souvenir  de  ces  nuits  où,  la  peur  au
               ventre, j’ouvrais ma fenêtre avec la clé délictueuse, pour aller rejoindre l’homme avec qui
               j’oubliais, dans la folie de l’interdit, la vraie folie : celle des gens qui m’entouraient.
               Je fus transféré en train de Genève à Lausanne encadré par deux infirmiers. Par la fenêtre de
               ce train qui m’emmenait, je contemplais silencieux le paysage qui défilait, me rappelant mes
               vadrouilles, mes dialogues avec la nature et avec moi-même. La sève montait et avec elle,
               mes  envies  de  liberté  de    jeune  irréductible,  révolté  par  l’aliénation  que  m’imposaient  les
               institutions. Sans le savoir encore, je me dirigeais vers de nouvelles formalités, une nouvelle
               mainmise,  un  nouvel  enfermement.  J’étais  fatigué  dans  ce  train  omnibus  qui  semblait  ne
               jamais vouloir arriver à destination. Je pensais à ma mère qui me manquait plus que jamais.
               Plus nous nous rapprochions de Lausanne, plus je pensais à l’intérieur raffiné et chaleureux de
               la  chambre  rouge  du  peintre  avec  lequel  j’avais  partagé  tant  de  merveilleux  moments  de
               complicité. Je pensais aussi à mes désertions de l'école pour aller flâner dans les parcs que
               j’arpentais à toute heure du jour et même parfois de la nuit, à l’affût d’une rencontre interdite
               ou tout simplement d’une rêverie agréable, échappatoire bienfaisante.
               Puis ce fut l’entrée dans le domaine de la clinique ce jour du 9 juin 1962. Je me souviens de
               mon arrivée dans cette immense propriété : il faisait un soleil magnifique, les arbres étaient en
               fleurs, les pelouses bien vertes. Comme j’aurais voulu être libre pour pouvoir courir en toute
               liberté ! J’aurais tant voulu à ce moment-là pouvoir me retrouver dans la forêt au bord de la
               rivière et au milieu des champs de blé de mon enfance pas si lointaine. Une grande tristesse
               me submergeait, j’avais encore une fois envie de mourir là tout de suite, sans attendre, sans
               souffrance ; oui, j’avais envie de disparaître à jamais pour ne pas devoir entrer à l’intérieur
               des bâtiments qui se rapprochaient et dans l’un desquels je serais à nouveau enfermé.
               Quand donc cet infernal tunnel dans lequel je me trouvais prendrait-il fin ?





                                                                                                       35
   30   31   32   33   34   35   36   37   38   39   40