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aux étreintes savantes, expertes et savoureuses de mon beau protecteur qui savait y faire.
Durant nos extases, l’avais-je contaminé ? Je ne le saurai jamais.
Cette clé passe partout, sésame de tous nos fantasmes, nous autorisait même quelquefois à
faire la belle, et fuir ces quatre murs exigus qui nous enfermaient nous émoustillait comme
deux gosses préparant une crasse. Le cœur battant, nous nous évadions de nuit pour respirer
l’air de Genève, évitant les grandes artères, d’une petite rue à l’autre. Main dans la main
comme des amoureux, nous allions jusque sur les quais au bord de l’eau pour y humer les
odeurs subalpines et tectoniques particulières, toujours subtilement présentes aux abords du
lac Léman depuis son origine en 50 av. J.-C. Puis à l’aube, avant les premières lueurs du jour,
juste avant les premières tournées matinales des infirmiers, nous réintégrions nos cellules
respectives, fourbus mais heureux de notre escapade et fiers d'avoir berné une fois de plus les
gardes de nuit.
Le beau boxeur m’avait pris complètement sous son aile et se mit en tête de faire de moi un
sportif comme lui ; il me contraignait durant nos heures de liberté, quand nous n’étions pas
sous clé, à des séances quotidiennes et intensives de saut à la corde, corvée à laquelle je ne me
soumettais que faute de pouvoir y échapper.
Lentement mais sûrement, décidément inclassable, je prenais ma place parmi les originaux,
ceux qui ne seront jamais du bon côté de la barrière, ceux, trahis, dont les comptes avec la
société ne seront jamais soldés. Dans son œuvre stigmatisante, l’institution incluait d’ailleurs
aussi ma famille, caractérisant par quelques qualificatifs lapidaires et définitifs ma mère et son
désarroi face à ce fils qui défiait la morale : « Mère : âgée de 42 ans, obèse, diabétique,
captatrice, méfiante, bien trop faible pour être à la hauteur de la situation de son fils. »
Un ou deux mois après cet internement à Genève interviendra, le 9 juin 1962, mon
déplacement à l’Hôpital de Cery à Lausanne, événement qui fut presque le bienvenu. Le jour
de mon transfert à Lausanne, j’emportai avec moi le souvenir de ces nuits où, la peur au
ventre, j’ouvrais ma fenêtre avec la clé délictueuse, pour aller rejoindre l’homme avec qui
j’oubliais, dans la folie de l’interdit, la vraie folie : celle des gens qui m’entouraient.
Je fus transféré en train de Genève à Lausanne encadré par deux infirmiers. Par la fenêtre de
ce train qui m’emmenait, je contemplais silencieux le paysage qui défilait, me rappelant mes
vadrouilles, mes dialogues avec la nature et avec moi-même. La sève montait et avec elle,
mes envies de liberté de jeune irréductible, révolté par l’aliénation que m’imposaient les
institutions. Sans le savoir encore, je me dirigeais vers de nouvelles formalités, une nouvelle
mainmise, un nouvel enfermement. J’étais fatigué dans ce train omnibus qui semblait ne
jamais vouloir arriver à destination. Je pensais à ma mère qui me manquait plus que jamais.
Plus nous nous rapprochions de Lausanne, plus je pensais à l’intérieur raffiné et chaleureux de
la chambre rouge du peintre avec lequel j’avais partagé tant de merveilleux moments de
complicité. Je pensais aussi à mes désertions de l'école pour aller flâner dans les parcs que
j’arpentais à toute heure du jour et même parfois de la nuit, à l’affût d’une rencontre interdite
ou tout simplement d’une rêverie agréable, échappatoire bienfaisante.
Puis ce fut l’entrée dans le domaine de la clinique ce jour du 9 juin 1962. Je me souviens de
mon arrivée dans cette immense propriété : il faisait un soleil magnifique, les arbres étaient en
fleurs, les pelouses bien vertes. Comme j’aurais voulu être libre pour pouvoir courir en toute
liberté ! J’aurais tant voulu à ce moment-là pouvoir me retrouver dans la forêt au bord de la
rivière et au milieu des champs de blé de mon enfance pas si lointaine. Une grande tristesse
me submergeait, j’avais encore une fois envie de mourir là tout de suite, sans attendre, sans
souffrance ; oui, j’avais envie de disparaître à jamais pour ne pas devoir entrer à l’intérieur
des bâtiments qui se rapprochaient et dans l’un desquels je serais à nouveau enfermé.
Quand donc cet infernal tunnel dans lequel je me trouvais prendrait-il fin ?
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