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Asile d’aliénés en 1948, Cery deviendra officiellement au début des années 1960 un hôpital
               psychiatrique et universitaire, un centre de recherche ouvert à tous les courants de pensée et
               de méthodes thérapeutiques.
               Le recours à l’électrochoc, à la lobotomie et à la médication dure (encouragée par les progrès
               fascinants de la chimie pharmaceutique) sera sagement contrebalancé par le développement
               d’une  psychiatrie  psychanalytique,  d’obédience  freudienne,  voire  jungienne.  Cet  équilibre
               entre deux méthodes de soins – celle des « organicistes » et celle des « médecins de l’âme » -
               vivra  son  âge  d’or  sous  l’administration  du  professeur  Christian  Müller,  directeur  de  Cery
               entre 1961 et 1987.
               Après enregistrement, je fus consigné dans le bâtiment le plus ancien, le plus délabré, parmi
               tous les autres dispersés aux quatre coins du domaine. Dans mon unité, les infirmiers ne se
               déplaçaient  qu’un  trousseau  de  clefs  à  la  main,  tels  des  matons  dans  une  prison  de  haute
               sécurité.
               Comme à Genève, j’étais le seul mineur du pavillon qui m’avait été assigné. Le soir, même
               dans le  couloir desservant  les dortoirs qui contenaient de trois  à  six  lits,  les pensionnaires
               devaient se déshabiller et se soumettre à un contrôle avant de pouvoir rejoindre leur couche
               dans  une  pièce  fermée  à  clef  dont  les  fenêtres  à  barreaux  donnaient  sur  une  cour  de
               promenade  entourée  de  hauts  murs.  Les  lits  en  fer,  tout  aussi  vétustes  que  le  bâtiment,
               grinçaient à chaque mouvement du corps. J’allais y côtoyer cinq inconnus, tous adultes, parmi
               lesquels  un  unijambiste  qui  déposait  dans  le  couloir  sa  prothèse  avant  de  se  coucher,  un
               assassin qui avait occis à la hache une partie de sa famille, et trois autres individus assommés
               par  les  neuroleptiques  qu’ils  avaient  avalés  avant  le  coucher.  Ce  mélange  de  personnages
               étonnants, détonants, impressionnants, dignes du film « Vol au-dessus d’un nid de coucous »
               me préparait une nuit effarante.
               De fait, cette première nuit fut très agitée, entre torpeur, angoisse et cauchemars. Rêves où le
               sang coulait à flots…
               Dans  mon  sommeil,  je  fis  ce  cauchemar  qui  me  poursuivra  très  longtemps :  j’avais  été
               contraint de voler la jambe artificielle de mon voisin de lit unijambiste, suspendue dans le
               couloir. Dans mon rêve, j’étais moi aussi amputé ; le propriétaire de la prothèse me surprenait
               alors  que  je  venais  de  l’ajuster  à  mon  moignon  que  je  voyais,  sanguinolent.  L’homme,
               désireux de récupérer sa fausse jambe, me l’arrachait brutalement, avec une violence inouïe,
               si bien qu’un flot de sang jaillissait de mon moignon déchiqueté.
               Les jours et les nuits qui suivirent furent difficiles, pour moi comme pour tous ces malheureux
               qui hantaient les lieux de leurs maux.  Ma présence efféminée provoquait des pugilats dans le
               dortoir. Pour faire face aux risques de viol qui me guettaient, l’équipe soignante préféra me
               transférer ailleurs.
               A nouveau assommé à coup d’injections de neuroleptiques, je fus astreint à me retrouver seul
               dans  une  cellule.  Les  jours  passaient,  des  jours  perdus,  des  jours  de  stagnation,  sans  le
               moindre traitement car l’institution n’avait rien à m’offrir. Un nouveau certificat médical fut
               établi, qui parlait de « trouble dans l’orientation sexuelle », et de « pronostic assez réservé ».
               Doux euphémisme…


               La séparation, encore et toujours

               Après plus de trois mois d’internement, j’allais enfin reprendre le chemin du nid et retrouver
               ma mère récemment mariée avec le Russe. L’accueil de celui qui était devenu officiellement
               mon beau-père fut plutôt distant...
               A peine rentré à la maison, la tête encore bousculée, imprégnée de ces rencontres, remplie de
               ces cris, de ces esprits troublés, de ces dérèglements mentaux, j’allais faire face à un nouvel
               éloignement  alors  que  j’aurais  eu  besoin  de  retrouver  mes  marques...  Dans  les  jours  qui

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