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Nous passâmes par Aley, qui signifie « haute », en arabe, Chtaura, Bar Elias, et finalement
               Masnaa,  qui  signifie  « la  fabrique » :  je  découvrais  le  pays,  n’ayant  aucune  idée  de  ma
               destination  finale.  Collines  boisées  de  pins  odorants  et  ces  fameux  cèdres  en  voie  de
               disparition, que l’on ne trouvera bientôt plus que sur le drapeau du pays, zones par moments
               désertiques :  le  paysage  défilait…  Tout  près  de  la  frontière  syrienne,  une  région  riche  en
               sources  et  en  vieux  monastères,  j’admirai  les  splendides  falaises  tout  en  tons  ocres,  d'une
               intensité  lumineuse  magnifique,  du  Mont  Liban,  sur  lesquelles  se  détachent  parfois  des
               cascades d’eaux d’un blanc éclatant.
               Du grand plateau désertique qui donne sur la Syrie, je pouvais contempler la dictature voisine,
               terre des Omeyyades sur laquelle on trouva, à Ougarit, les vestiges de la première écriture.
               L'écriture  alphabétique  ougaritique fut parmi  les  premières  formes  simplifiées, réduisant le
               nombre de signes et permettant ainsi un apprentissage aisé, facilitant la liberté d'expression.
               Dans  ce  no  man’s  land  que  représentait  la  zone  frontalière,  de  nombreux  voyageurs,
               essentiellement  des  hommes,  attendaient  leur  visa.  Vieux  bédouins  méditatifs  au  visage
               buriné, édentés et barbus, coiffés du keffieh et vêtus de la djellaba, jeunes gens à l’expression
               inquiète,  se  mouvant  nerveusement  dans  leur  veston  élimé,  tous  semblaient  habités  par  la
               même anxiété. J’eus tout loisir de les contempler, frappée par le contraste entre l’importance
               de ce lieu stratégique et la confusion qui y régnait. Une petite construction, des plus précaires,
               bien loin des bureaux administratifs cossus que nous connaissons sous nos latitudes, abritait
               les quelques fonctionnaires chargés de régulariser les entrées dans le pays. Mon passeport ne
               suscita  aucune  question  embarrassante,  probablement  parce  que  le  préposé  chargé  de
               l’examiner ne comprenait pas ce qui y était inscrit. Hormis l’arabe, l’anglais était la langue la
               plus parlée. Munie d’un visa pour trois mois, je pouvais - quel soulagement ! - envisager les
               choses plus calmement.



               Nuits orientales, publicité tapageuse et rencontres inoubliables
               Je n’avais pas de temps à perdre. A peine remise de mes émotions, confortablement installée,
               je rencontrai un impresario libanais, contacté depuis le Maroc. Une audition au Crazy Horse
               n’aboutit à aucun contrat mais l’essai infructueux fut vite oublié. Je fus finalement engagée au
               Joker’s Club, mon numéro plut et les contacts avec le patron s’annonçaient sous les meilleurs
               auspices. Comme, à l’époque de la ruée vers l’or, la Californie avait drainé des aventuriers de
               tous bords, le Liban, pays pas plus gros qu’une goutte d’eau sur une carte, attirait des artistes
               du  monde  entier.  On  racontait  qu’une  telle  s’était  fait  offrir  une  limousine,  sans  qu’il  fût
               question de prestation en retour. Combien de fois, stupéfaite, j’avais été interpellée dans la rue
               par  des  connaissances  du  même  milieu  que  moi,  lancées  dans  la  même  quête !  Dans  ce
               contexte d’émulation artistique, je pus admirer l’une des meilleures danseuses orientales du
               Caire, qui exécutait à la perfection « la danse de la canne ». De cet accessoire de vieillard
               invalide, cette fée à la gestuelle chaloupée avait fait un prolongement de son corps, la faisant
               tantôt tournoyer, tantôt l’appuyant sur ses épaules, la posant même en équilibre sur sa tête.
               Extraordinaire  mobilité  des  hanches,  symbole  de  sensualité,  robes  colorées  et  chatoyantes,
               cachant  les jambes mais  offrant  le ventre au regard, médailles dorées  qui  scintillaient  à la
               lumière des flambeaux.
               Bien involontairement, mais pour le plus grand bonheur de mes impresarios et du patron du
               Jocker’s Club, je dus ma célébrité immédiate à un imprévu cocasse. Un de mes reptiles qui
               adorait les bains avait pris pension dans ma salle d’eau, et n’avait rien trouvé de mieux que de
               se  glisser  dans  l’interstice  situé  sous  la  baignoire,  ouverture  d’accès  à  la  tuyauterie.  Ne
               pouvant l’atteindre moi-même pour le tirer de là, j’imaginais bien qu’une telle fugue ébruitée
               sèmerait  la  terreur  parmi  les  pensionnaires  de  l’hôtel.  Embarrassée  de  ne  pas  pouvoir
               récupérer  mon  fuyard,  j’avertis  le  patron  qui  mandata  discrètement  le  plombier  de

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