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l’établissement. Ce dernier, terrorisé bien que le serpent ne fût pas venimeux, déclara forfait
               assez  rapidement.  Appelé  en  renfort,  un  bataillon  de  pompiers  débarqua  et  opta  pour  les
               grands  moyens.  Ils  fracassèrent  les  faïences  de  la  salle  de  bain,  après  quoi  je  fus
               courtoisement  invitée  par  ces  messieurs  tout  pâles,  malgré  leur  teint  hâlé,  à  extraire  moi-
               même mon pensionnaire facétieux de ce qu’il avait dû prendre pour sa tanière. Le lendemain,
               de cette péripétie, la mésaventure faisait la une des journaux !
               C’était  l’époque  où  la  comédie  musicale  Hair,  née  à  Broadway,  sur  arrière-fond  de
               contestation  hippie  et  de  guerre  du  Vietnam,  faisait  le  tour  du  monde.  A  Londres,  des
               salutistes, outragés par quelques scènes dénudées, tentèrent bien d’interrompre le spectacle,
               mais à Paris, ce fut une ovation, tout comme à Beyrouth où j’y assistai.
               Au Moyen-Orient, je fus toujours présentée comme une femme à part entière. Juste avant mon
               apparition sur scène en chair et en os, mon envoûtant dialogue avec mes reptiles était projeté
               sur  écran  géant,  avec  musique  et  bruits  de  jungle,  de  chutes  d’eau  et  beaux  paysages
               amazoniens de forêt dense à la végétation verte et luxuriante. Le Joker’s Club calquait ses
               prestations à thèmes sur les modèles des plus grands cabarets du monde, comme le Moulin
               Rouge.  L’un  de  ces  numéros  exceptionnels,  pour  lequel  j’avais  été  réquisitionnée  et  que
               j’acceptai  sans  hésiter,  racontait  l’histoire  d’une  fille  de  harem  que  son  seigneur  et  maître
               punissait en la jetant dans la fosse aux lions. A la stupeur de mon bourreau, dompteur du lion
               nommé Goliath qui était censé me dévorer, chaque soir un miracle en ma faveur se produisait.
               Face à moi, le fauve plutôt impressionnant perdait étonnamment toute férocité, au point de
               s’en trouver pratiquement anesthésié. Je devais certainement déployer face à lui une influence
               lénifiante. J’entendais même des spectateurs marmonner, disant que le fauve avait été drogué,
               que c’était patent, et que l’on trichait. Excédée par le ridicule de la situation et impuissante
               face  à  cette  langueur  inopinée,  à  bout  de  ressources  et  de  commandements,  je  me  voyais
               obligée de lui tirer vigoureusement la queue. Cette tactique suscitait au mieux un rugissement
               majestueux et impressionnant, au pire, un bâillement râleur. Goliath devait incontestablement
               beaucoup m’aimer, au point d’avoir eu un coup de cœur pour moi.
               Comme cela arrive souvent, le numéro fut vendu et une  autre fille me remplaça. Son aura
               devait être sensiblement différente de la mienne car le spectacle du premier soir se termina
               d’une manière effroyable. Goliath, furibond, d’un seul coup de patte, blessa très sérieusement
               les deux seins de sa nouvelle partenaire, transformant l’envoûtement en boucherie, suscitant
               dans le public la peur et le désarroi. A l’annonce de cette terrible nouvelle, je mesurai que
               même en dépit des douloureux coups du sort que j’avais déjà dû traverser jusque-là, j’étais
               aussi protégée par Dieu sait quels esprits bienveillants.
               Charmeuse de serpents et de fauves, je faisais, étonnée, la découverte du public qui allait être
               le mien. Des tribus entières se déplaçaient, les femmes laissant derrière elles des volutes de
               parfums capiteux inconnus de mes narines. Dans les yeux incandescents des hommes, je lisais
               toute leur fascination pour les Occidentales à la peau très blanche. De l’adulation au dédain
               parfois  presque  méprisant,  l’attitude  des  Orientaux  envers  nous,  les  artistes,  n’était  jamais
               neutre.
               Dans ma loge, je recevais des cartons d’invitation émanant de richissimes hommes d’affaires
               qui se révélaient d’une exquise galanterie. La proverbiale hospitalité de cette région dont on
               m’avait si souvent parlé s’offrait à moi sans démenti.
               La gastronomie moyen-orientale, par sa présentation soignée dans de jolies céramiques aux
               motifs harmonieux, comme par ses saveurs, allait satisfaire ma gourmandise : fruits offerts à
               profusion,  houmous  (purée  de  pois  chiches),  baba  ranouj  (purée  d’aubergines),  taboulé
               (salade à la semoule de blé et au persil), feuilles de vignes farcies, présentes dans toute la
               Méditerranée,  sujettes  à  des  variantes,  kebbés,  (boulettes  de  viande  hachée,  farcies  aux
               pignons),  falafels  (boulettes  de  pois  chiches  ou  de  fèves  frites)…  Peu  amateurs  de
               champagne, les galants sybarites préféraient le whisky.

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