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comme dans un rêve confus, d’avoir vu ou entendu, juste après le décollage, l’aéroport  se
               faire bombarder.
               J’avais passé cinq ou six mois au Liban, cinq ou six mois qui me paraissaient avoir été une vie
               par  tant  de  choses  vécues.  J’emportais  avec  moi,  gravés  à  jamais  dans  ma  mémoire  des
               images, des souvenirs, des moments merveilleux, mais aussi un trouble qui voilait un peu tous
               ces instants de bonheur inaltérable.
               Je débarquai à Genève, retrouvant cette ville que j’aimais et par la même occasion mon pays,
               parfaitement paisible, après plus d’un an d’absence.
               Munie  du  strict  minimum  -  les  caisses  qui  contenaient  mes  reptiles  et  quelques  affaires
               indispensables - un peu perdue, je pris un taxi. Les valises contenant ma garde-robe avaient
               été laissées à la consigne. Dehors il faisait froid, le soleil se levait à peine, les rues étaient
               presque désertes. Bousculée par les événements, j’avais vécu cette fuite quasi déconnectée de
               mes sentiments. Soudain, confortablement installée au chaud dans la voiture qui me ramenait
               dans cette ville que je connaissais bien, je ressentis une paix immense, doublée d’un sentiment
               de  sécurité  et  de  soulagement.  Simultanément,  une  sensation  de  tristesse  d’avoir  laissé
               derrière moi un champ de bataille m’étreignait. Des images de ce monde magique dans lequel
               j’avais  baigné  et  qui  avait  su  me  rendre  heureuse  se  substituaient  à  celles  d’un  pays  que
               j’imaginais subitement englouti dans l’absurdité d’une guerre.
               Peu à peu, je réalisai les conditions privilégiées dans lesquelles, choyée comme une reine,
               j’avais travaillé ces derniers mois. La mystérieuse prophétesse qui m’avait inopinément prédit
               l’avenir allait-elle m’influencer dans mes choix ? Chassée de ce paradis qui m’avait montré
               ses facettes les plus sublimes, mais qui m’avait aussi fait prendre conscience que la beauté ne
               pouvait être que provisoire, je songeais à ce qu’avait été, jusque-là déjà, mon étrange destin.
               A part ma mère, présente dans mon cœur et mes pensées, je ne disposais plus du moindre
               ancrage dans mon pays, où seules les circonstances me refoulaient brutalement. Je me dirigeai
               donc tout naturellement chez elle, qui résidait toujours à Nyon avec son Russe de mari. Ils
               demeuraient  au  rez-de-chaussée,  dans  un  appartement  de  cinq  pièces  avec  un  beau  jardin
               joliment fleuri. Ma féminité s’était honorablement imposée comme une évidence pendant ces
               mois  de  séparation.  Ma  crinière  rousse,  ondoyante,  me  descendait  jusqu’à  la  taille,  ma
               poitrine s’était copieusement développée et le galbe de mes hanches, affirmé. Ma façon de
               m’exprimer  et  de  me  mouvoir  avait  aussi  changé :  elle  portait  l’empreinte  du  monde  dans
               lequel j’avais évolué, au point que j’avais presque oublié la simplicité du mode de vie de ma
               propre famille. Vêtue avec plus ou moins d’élégance, soignée, jolie, raffinée, je ressentis tout
               de suite que je tranchais sur mon entourage familial. Même ma mère ne me reconnaissait pas
               complètement.  C’est  qu’au  Liban,  j’avais  pris  des  habitudes  :  chaque  jour  c’était  coiffeur
               attitré,  manucure,  soins  du  corps,  prise  en  charge  par  toute  l’intendance  du  salon  et  ses
               spécialisations.
               Après la démesure libanaise dont je me rendais compte, je me retrouvais à nouveau coincée
               dans un monde terne, insignifiant et rétréci. Le décalage entre mon vécu de ces deux dernières
               années et celui des membres de ma famille que je retrouvais était tel que la communication
               entre eux et moi s’en trouvait restreinte à son minimum. Seule ma mère, que je divertissais,
               éblouissais  et  enchantais  en  lui  contant  mes  aventures,  se  réjouissait  vraiment  de  me
               retrouver.  Ce  fil  rouge,  inaltérable  et  sacré,  qui  nous  liera  toujours,  ne  se  rompra  qu’à  sa
               disparition. Le Russe mon beau-père, lui, était consterné par mon retour, faisant de chaque
               jour  chez  eux  un  supplice.  Du  réveil  au  coucher,  il  affichait  une  mine  d’enterrement,
               noircissant même les moments où j’aurais pu trouver du plaisir et de la couleur. Voir cet être
               qu’il  considérait  comme  une  erreur  de  la  nature  et  dont  il  s’était  cru  enfin  débarrassé,
               subitement revenir à la maison, représentait pour lui un funeste coup du sort qui le désolait.
               Poliment,  du  bout  des  lèvres,  mes  sœurs  venues  en  visite  m’appelaient  « Peggy »,  ne  me
               posant  que  peu  de  questions,  m’observant  plutôt  de  haut  en  bas,  en  long,  en  large  et  en

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