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MARKETINg, POLITIQUE ET JOURNALISME
                  publicité d’Apple pour la sortie de son premier Macintosh, en 1984,
                  enseignée également dans toutes les écoles de marketing à ce jour.
                  Son intérêt tient justement à sa grande différenciation, qui fait
                  d’elle une publicité cognitive plus que comportementale : elle ne
                  recherche pas le conditionnement opérant, la suggestion de com‑
                  portements simples, voire compulsifs, mais la réflexion, l’humour
                  et la profondeur.
                    Dans ce film publicitaire réalisé par Ridley Scott, en référence
                  avouée à Blade Runner, plusieurs règles établies de Madison Avenue
                  sont ouvertement brisées, de sorte qu’il fut accueilli avec scepti‑
                  cisme par les communicants de l’époque. Son impact culturel fut
                  pourtant à la hauteur de son originalité, et il contribua à légitimer
                  celle qui est aujourd’hui la marque la plus valorisée au monde. Le
                  spot met en scène une société dystopique dont tous les membres se
                  ressemblent, marchant au pas comme dans le Metropolis de Fritz
                  Lang, au rythme de harangues mécaniquement administrées par un
                  semblable de Big Brother sur écran géant. Une lanceuse de mar‑
                  teau, Anya Major, athlétique, décidée, tranchant profondément sur
                  son environnement de gris et de poussière, vient fracasser l’écran
                  juste avant d’être maîtrisée par les forces de l’ordre. Un message
                  défile alors sur l’écran, écrit blanc sur noir : « Le 24 janvier, Apple
                  présentera le Macintosh et vous saurez pourquoi 1984 ne sera pas
                  comme 1984. »
                    Cette campagne brise les codes, elle ne présente même pas son
                  produit. Elle n’est pas lancinante, elle n’a ni rengaine ni slogan, mais
                  elle est pleine d’esprit. L’association qu’elle veut suggérer n’est pas
                  comportementale. Au contraire, elle incite à la réflexion, est c’est
                    d’autant plus inattendu que la fraction des Américains qui connaissent
                  le roman 1984 et très faible parmi l’audience du Super Bowl de 1984.
                  Un des paradoxes de son succès tient cependant à cette différenciation.
                  C’est une publicité inattendue, réflexive de surcroît, puisqu’elle met
                  le téléspectateur en scène dans son propre abrutissement devant un
                  écran. Cela fonctionne ; elle crève l’écran elle‑ même, prétend libérer
                  plutôt qu’asservir le spectateur, et fait résonner fond et forme dans son
                  exécution même, puisqu’elle ne propose pas le message lourdement
                  hypnotique des publicités traditionnelles. Elle est inattendue, et pour
                  notre cerveau, l’inattendu est saillant. En communication, c’est une
                  règle d’or, il faut se méfier du déjà‑ vu.


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