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COMMENT PAyER QUELQU’UN AVEC DU PAPIER BLANC…
sidération envers les émotions fortes, en particulier de violence et
de peur. Cette sidération peut être addictive.
Notre système nerveux a plusieurs manières de nous mettre en
garde contre ce qui peut nous tuer. Soit il nous dote d’un nombre
supérieur de récepteurs par centimètre carré de langue, ou bien
de récepteurs plus puissants, soit il module notre activité mentale
spontanée pour souligner le signal – ce phénomène relevant de
ce qu’on appelle, en langage commun, l’attention et la vigilance.
Mais revenons‑ en à la saturabilité du cerveau, qu’illustre parfai‑
tement le fonctionnement de notre rétine. On pourrait s’imaginer
que cette dernière envoie au cerveau un signal proportionnel à
l’intensité de la lumière qu’elle reçoit, or, c’est l’inverse qui se pro‑
duit. À l’obscurité, le signal envoyé par la rétine est maximal, et en
situation d’éblouissement, il tombe à zéro. Pourquoi ce « choix »
évolutif ? C’est que l’obscurité est limitée, alors que l’éblouissement
ne l’est pas. C’est donc un moyen pour notre système rétinien de
fixer son maximum de réponse dans un environnement dont il ne
connaît pas, à l’avance, le maximum de stimulation. Physiquement
certes, notre rétine brûle si nous l’exposons au soleil direct, mais
en termes de seule intensité lumineuse, son signal est éteint par
la lumière.
Élargie à la psychologie des foules et à la géopolitique, la com‑
paraison entre réponse limitée et illimitée éclaire d’une lumière
nouvelle la doctrine du « choc et de l’effroi » (shock and awe), mise
en application par les États‑ Unis durant leur tristement célèbre
invasion et occupation de l’Irak. Publiée par Wade et Ullman, en
1996, et développée à la National Defense University des États‑
Unis, cette doctrine est encore une preuve que l’on peut être bril‑
lant et inhumain, et nous montre qu’il faut adjoindre la sagesse
à nos sciences, sous peine de perdre notre humanité. « Choquer
et impressionner », c’est infliger à l’ennemi une manifestation si
brutale, si massive, si rapide de ses capacités de destruction qu’il
devrait, en théorie, perdre toute volonté de se battre. Cette doc‑
trine, également appelée full spectrum dominance (« dominance
sur tous les fronts ») reflète l’état d’esprit post‑ Guerre froide d’une
certaine frange de l’establishment de défense américain, et si elle
est un mirage stratégique absolu, elle est un excellent diagnostic
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