Page 36 - Le grimoire de Catherine
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DANS MON PETIT BOIS IL Y A …


              Ce soir-là, je m’étais allongée sous  le grand  arbre à palabres afin de mieux  profiter
              des  derniers  rais  de  lumière  qui  dessinaient,  avec  l’ombre,  de  grandes  silhouettes,
              fantômes aux bras désarticulés sur la terre rouge de la grande esplanade.

              Nicolas  de  Staël  avait  dû  renverser  son  chevalet  sur  l’Afrique,  tant  ses  couleurs
              s’étaient échappées pour se répandre en toute harmonie devant mon œil pris au piège
              du sortilège de la beauté environnante.

              J’en ai déjà vu, moi, des couchers de soleil, me disais-je, je sais que tel le roi Louis XIV,
              il    ne  fait  jamais  dans  la  médiocrité,  qu’il  aime  se  mettre    en  scène,  profitons  de  ce
              moment. A cette  heure, mon  œil, tel celui du puma, se leva vers le ciel afin de deviner
              les  premières  lumières  d’étoiles  qui    annonçaient  le  spectacle    suivant,  celui  de  la
              prochaine nuit.
              C’était l’heure pour les grands singes de sortir leurs masques de cornes et de plumes
              pour faire les fous dans les grands baobabs. Il suffisait de rester immobile pour assister
              à leur ballet inchangé depuis toujours.

              J’en reconnus un, celui qui m’apparaissait au moment où je  basculais de l’état de veille
              à  celui  du  sommeil.  Sa  tête  ainsi  transformée  représentait  une    antilope  de  la  Côte
              d’Ivoire.  Je  l’avais  identifié  en  feuilletant  un  de  mon  vieux  livre  d’aventures.  Enfant,
              j’étais  persuadée  qu’il  échangeait  avec  les  sorciers    des  messages  codés  pour
              échapper à la médiocrité des être humains qui pensent  connaître  tous les mystères de
              la vie.

              Je décidai de poursuivre ma rêverie auprès du grand eucalyptus. Je le croisais  chaque
              jour, promenade  après  promenade, sa  présence séculaire me racontait le cycle des
              saisons, de la vie. Il m’initiait  au mystère des échanges entre la terre et la pluie, des
              roches  et du soleil.
              C’était lui aussi qui m’avait fait aimer le vent, ce musicien capable de jouer les tempêtes
              et de célébrer les noces de la pluie avec l’éclair de l’orage. Je lui enviais ses racines,
              longs  doigts  plantés  dans    l’éternité.  Je  me  laissais    enivrer  par  son  parfum  qui    fait
              tourner la tête aux petits oiseaux toujours prêts à délivrer à chacun un festival de notes
              cristallines.
              Je m’approchai de son tronc, l’entourai de mes bras .Sa force allait-elle faire renaître
              les sensations de mon enfance ? Non je n’en retrouvai trace. Le fil de mes souvenirs
              était  rompu. J’étais passé définitivement sur  l’autre rive, sur celle des adultes. Il fallait
              que je m’y fasse.

              Pourtant, pour certains, ce devait être l’arbre du souvenir. «Je t’aime », « J et F pour la
              vie » « amour toujours » .Son écorce portait les stigmates des serments des amours de
              passage. Stoïque malgré les changements possibles d’humeur de ces auteurs, il avait
              gardé sa  grandeur, ce dieu de la nature, digne de l’Olympe. Je ramassais quelques
              unes  de  ses  feuilles  pour  m’en  faire  un  oreiller  et  m’endormis  basculant  dans  son
              univers  de  senteurs  évanescentes.  Je  pense  même  que  j’entendais  le  rossignol  de
              Juliette et de Romeo me raconter Shakespeare !


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